« Se croire protégé quand on est policier, c’est un peu comme remonter les couvertures en imaginant qu’on s’abritera des monstres. »
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#F2C947″]A[/mks_dropcap]lors qu’un timide dégel semble ranimer une petite ville traumatisée par le massacre à la hache des animaux d’un cirque en tournée pour les fêtes de fin d’année, le lieutenant Dapper, dont le fils Théo a disparu peu de temps après cet horrible événement, décide de suivre la seule piste, si buissonnière soit-elle, qui se présente à lui : une lettre, anonyme, qu’une jeune main semble avoir rédigée, et dans laquelle l’expéditeur prétend avoir bien connu le petit garçon. Alors dessaisi de l’enquête sur deux enfants répondant également aux abonnés absents, Dapper décide d’agir en solitaire et se retrouve rapidement aux portes d’un centre psychiatrique voisin. Tenu par l’insaisissable docteur Tristan, l’établissement est spécialisé dans le traitement des jeunes psychotiques.
« Savez-vous pourquoi je me suis intéressé à la psychiatrie, monsieur Dapper ? (…) Je veux dire en définitive. Exactement pour les mêmes raisons qu’un prêtre se tourne vers Dieu. (…) Parce que tous ces enfants qui sont ici ont beaucoup plus de réponses à notre quête de vérité que tous les plus grands spécialistes réunis dans des sommets sur le réchauffement climatique, les nouvelles formes de cancer ou l’économie participative. »
Ilyas, l’un d’entre eux, est l’auteur de la lettre et désormais l’unique individu reliant le père à son fils. Au contact de cet adolescent particulier, Dapper va se découvrir une nature plus singulière, plus viscérale, et assembler un puzzle insensé, dérangeant, effroyable. Véritable traversée du miroir, Cirque mort infiltre les interstices de la norme, et nous amène à respirer les abysses pervers d’un monde adulte tourné vers celui de l’enfance dans une quête vaine d’un paradis perdu.
Un an après Cirque mort, premier opus brillamment perturbant, Gilles Sebhan poursuit l’exploration de son labyrinthe noir où la folie, tapie dans les angles morts de son récit, agit comme révélateur de nos peurs et autres limites hypocrites. Une métamorphose sourde et profonde est ainsi à l’oeuvre au cœur de cette ville suffisamment banale pour engendrer un chaos extraordinaire.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#B0CF69″]L[/mks_dropcap]a folie Tristan nous fait assister à « l’après ». Dapper a en effet retrouvé son fils et tué son ravisseur, mais bon nombre de détails demeurent incohérents, et Théo semble loin d’un véritable mutisme post-traumatique, son silence apparaît au contraire volontaire et déterminé. Sa mère, inquiète, n’oublie pas pour autant d’affirmer sa nouvelle sexualité placée sur l’échiquier. Ilyas s’agite dans l’ombre de ses camarades-pensionnaires perturbés. Tout converge une fois de plus vers le centre hospitalier et le docteur Tristan, chef d’orchestre aussi érudit qu’inquiétant. L’origine des traumatismes : c’est vers une investigation intime que Dapper va soudain s’orienter, pour risquer de naître une seconde fois, avec l’innocence de celui qui n’a pas encore été reconnu coupable.
» On pensait être un agent de protection contre le mal et on ouvrait soi-même la porte au loup qui se présentait. »
Professeur, peintre et écrivain, dans cet ordre ou dans un autre, Gilles Sebhan est un artisan de ce qui l’agite intérieurement. Auteur d’une oeuvre souvent qualifiée de violente, subversive et érotique (il a consacré deux ouvrages au très controversé Tony Duvert), Gilles Sebhan réussit, avec cette incursion dans le domaine du roman noir, à remuer des thématiques provocantes, mais inéluctables, dans le sillon philosophique d’Eros et Thanatos.
Forme courte ( 148 pages pour Cirque mort et 173 pour La Folie Tristan), sans préliminaires psychologiques, une écriture incisive pour traduire une urgence souterraine, des dialogues insérés en italique, incarnant au choix du lecteur un échange à haute voix ou une réflexion intérieure : la plume de Gilles Sebhan maîtrise les codes du polar, mais les déstructure avec talent pour mieux saisir et surprendre. L’on pourrait croire à un scénario destiné à Denis Villeneuve, ou à une nouvelle d’un Stephen King qui aurait lu Nietzsche et Freud. Transcendance, abîme créateur, suprématie d’une forme d’aliénation, la toile de ces deux volumes confine à l’art brut : une puissante marginalité au service de nos obsessions communes.
Cirque mort était venimeux, fantastique, intrigant ; La folie Tristan se révèle compte à rebours, et accouche d’une petite mort libératrice. En attendant le crépuscule d’un troisième tome…
» Ils sont des rois solitaires. Le corps que nous leur voyons n’est qu’une doublure cachant une seconde personnalité invisible aux profanes que nous sommes, mais qui habite en eux. » Chez les fous, Albert Londres
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Cirque mort, de Gilles Sebhan
aux éditions du Rouergue Paru en Janvier 2018
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La folie Tristan, de Gilles Sebhan
aux éditions du Rouergue Paru en Janvier 2019
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