[mks_pullquote align= »left » width= »770″ size= »16″ bg_color= »#686868″ txt_color= »#ffffff »] Les éditions Agullo vous offrent toute la semaine une nouvelle inédite à lire sur Addict-Culture ! Aujourd’hui, “Comptes à rebours » de Valerio Varesi (auteur de « Le fleuve des brumes« , « La Pension de la Vie Saffi » et « Les Ombres de Montelupo« ). [/mks_pullquote]
[mks_separator style= »dashed » height= »2″]
Et qui a dit que j’étais un enfant de chœur ? Non, non, je sais bien. C’est pour ça que je laisse couler quand on m’insulte. Toujours plus libre sans obligations morales. Pour ça aussi que j’ai laissé couler pour l’histoire du calendrier. On était le 1er décembre, je me sentais bien, j’étais content. J’avais mis la taule au rancart, les affronts et la galère du bloc 13 aux oubliettes. Bon. Je reviens chez moi après avoir rendu visite à des vieilles connaissances de Bologne, c’est pas ce qui manque, des copains des quartiers Pilastri et Barca.
Je trouve un paquet dans ma boîte aux lettres. Un truc aussi gros que le Tintoret qu’on avait rectifié dans une église de Modène et qui m’avait coûté deux ans à la Dozza. Là-bas aussi, pas mal de vieux copains. Je me le mets sous le bras et je le remonte chez moi. Je me souviens de la date parce que le 1er décembre, c’est le jour de ma fête, la Sant’Eligio. Je crois pas en Dieu, mais c’est le seul saint dont je me rappelle, avec Santo Stefano, juste après Noël, et San Leonardo, le patron des habitués du placard : ça s’oublie pas, ils nous servent une gamelle aux petits oignons au lieu de la bouillasse habituelle. Je le tourne dans tous les sens et je finis par ouvrir le machin. Et là, tu vois pas? Un calendrier avec des fenêtres, du genre que t’en ouvres une par jour jusqu’à Noël et qu’il y a un chocolat à l’intérieur. Moi, je savais pas que ça marchait comme ça, c’est une amie qu’est venue me voir en fin de soirée qui me l’a dit. Une amie… Enfin, tu vois, une avec qui tu peux jouer sur du velours.
Faut me comprendre, après toutes ces années de taule. Bref. Curieux comme je suis, le lendemain, je dépiaute direct la fenêtre du 2 décembre. Mais je trouve pas de chocolat. Je trouve un billet plié en quatre, comme les messages codés de Provenzano, le boss de Corleone, le courrier certifié des mafieux. Je déplie le papier et je vois marqué : « On te l’avait dit. » Dit quoi ? Je rigole. Qui c’est qui s’emmerde à m’envoyer des conneries pareilles ? J’installe quand même le calendrier bien en vue sur ma table, appuyé contre le mur.
Le lendemain, je me lève dans un drôle d’état d’excitation. Je tourne un peu en rond, je me prépare un café, mais la fenêtre du 3 m’aimante comme une belle femme, ou comme la Cartier or aperçue à Paris, place Clichy, j’en ai tellement envie que j’arrête pas d’y penser. J’ouvre la fenêtre, un décor d’Amsterdam à Noël, canaux
illuminés. Cette fois, c’est marqué : « Tu ne t’en souviens pas, mais tu t’en souviendras. » C’est peut-être bien une frangine. Ouais, une de celles que j’ai plantées et qu’aurait peut-être envie de se rattraper. Ou qui veut juste un coup. Sans me vanter, on m’a toujours bien apprécié. Même les Russes qui vont à l’essentiel, surtout dans leurs affaires. Je me sens rassuré et j’arrête d’y penser le reste de la journée.
Mais la réalité, c’est que je me le retrouve sous les yeux tous les matins, le calendrier. Alors le 4, je résiste pas et j’ouvre la fenêtre. Et là, je vois marqué : « Je sais où tu es. » J’avise l’image de la Tamise et ses ponts londoniens et d’un coup, j’ai envie de tout ouvrir en même temps pour en finir avec les devinettes. Mais je me rétracte. Vaut mieux pas. Tout petit à petit, en crescendo, comme pour faire l’amour. Ou comme pour un braquage à l’horizon, du genre la bijouterie de la place Clichy : qu’est-ce que je ferais pas pour lui défoncer la vitrine ! Le 5 décembre, je dors pas chez moi. Besoin de me rattraper de mes deux ans d’abstinence. Je reviens le lendemain soir et je me souviens. Je vais ouvrir, c’est la porte de Brandebourg.
Sur le billet : « Je vais venir te chercher. » Ben c’est ça, t’as qu’à venir, j’ai dit. Si t’es bonne, t’es la bienvenue. Je suis pas difficile niveau variété. Bon, si je veux être honnête, des doutes s’insinuent. Les femmes que je connais, elles perdent pas leur temps avec des billets doux. Elles tournent pas autour du pot, tu peux y aller ! Le 6 décembre, un message bien ambigu me fait monter l’angoisse : « Tu te fais des illusions. » Moi, des illusions? S’il y a bien quelqu’un de concret, ici, c’est le soussigné. Pas du genre à perdre mon temps en
sérénades. Avec le métier ou avec les femmes, abats du bois et tout roulera. Y en a qu’ont dit que j’avais peur de rien. C’est peut-être la seule chose sensée dont on m’ait gratifié dans toutes ces conneries.
Après, les juges ! Fallait l’entendre le réquisitoire à l’autre échalas de procureur au procès du casse de l’UBS de Lausanne ! Un de ces exploits ! On avait passé par le trou du réseau souterrain des ordures ménagères et avec le tunnel… direct en salle des coffres. Ils ont fini par nous tauper, mais en attendant, je m’en suis foutu de côté. J’en profiterai pour mes vieux jours. Si j’y arrive. La vérité, c’est qu’avec ce calendrier, j’ai une légère appréhension. Moi ! Le téméraire ! Le 7, j’ouvre la fenêtre, je vois un papa Noël sur les Ramblas de Barcelone et un gros doute me vient à la lecture du nouveau mot : « Salaud ! T’es qu’une donneuse. » Salaud, ça sent la bonne femme. C’est même typique de la bonne femme. Mais donneuse…Donneuse, ça sent le placard. J’ai commencé à regarder dans le rétro. Qu’est-ce que j’aurais foutu ? Moi, évidemment… Si je me mets à y penser, on n’en finit plus. Je perds le fil si je commence à décortiquer ma carrière. Respectable, en un sens, et pourquoi pas ?
Si on la regarde du point de vue de mes semblables, et comment respectable ! Arrive le jour de l’Immaculée. Çui-là aussi, je m’en souviens parce que les Milanais font le pont du Sant’Ambrogio, et pendant que les riches gueuletonnent à Cortina, nous on gueuletonne dans leurs appartements de la via della Spiga, au nez de leurs antivols. Cette fois, le message m’a plutôt rassuré : « Tu as trahi. » Retour à la normale, que je me suis dit. C’est une femme qui m’en veut. Bien sûr qu’elles sont dangereuses, mais je les crains moins que certains gars de ma connaissance. Avec les femmes trahies, de celles qui m’ont tenu compagnie, on trouve toujours un compromis. À Bologne, j’ai tourné en rond toute la journée en sifflotant piazza Cavour, un vrai coffre-fort tellement y a de banques.
J’avais l’air d’un requin qui flaire sa proie, mais je restais loin de la Benemerita, vu qu’ils me connaissent, on sait jamais, si une patrouille avait l’idée de me contrôler. Le 9 arrive et j’ouvre la fenêtre. C’était Prague, rues décorées du quartier Malà Strana. Drôle de coïncidence, le mot allude au prédateur : « Plus tu te fatigues à t’échapper, plus tu attires le requin. » Moi, je me fatigue ? J’ai voulu rigoler, mais j’ai pas réussi. Le mot m’a mis un sacré doute et entaché ma bonne humeur. C’était quoi cette blague ? Une angoisse insidieuse a monté, une sorte de rengaine indéchiffrable, et agaçante. Une sensation brouillonne, hostile, insaisissable. Ça m’a redonné envie d’ouvrir toutes les fenêtres en même temps, je me trouvais dingue de pas me décider à plier en quatre ce putain de calendrier pour le foutre à la poubelle de tri. Je me suis précipité sur le 10 pour connaître la sentence. J’ai arraché le petit volet de la fenêtre où on voyait Sarajevo, j’ai déplié le papier, mais pas une ligne. Qu’est-ce
que ça voulait dire ? Au lieu de me rassurer, ça m’a préoccupé. Rien de plus troublant qu’une page blanche, tu voudrais qu’on t’explique,mais silence. J’ouvre le 11, le 12 et le 13 et y avait rien d’écrit non plus. Je me suis dit que c’était fini. Cette conne a dû rester à court d’idée, j’ai pensé. Mais le 14, ça s’est remis à écrire, alors j’ai
recommencé à m’assombrir : « Attends, attends… tu vas voir. » Menaces ouvertes mais flou total. Femme ou homme ? Amour ou affaires ? Risque élevé dans les deux cas. Les femmes peuvent devenir de vraies killeuses en cas d’humiliation. J’ai arrêté d’y penser une demi-heure après en allant voir ma vieille tribu pour lui proposer mon coup de la bijouterie de la place Clichy. On bosse dans toute l’Europe, on est des spécialistes. Y a deux Français dans notre équipe : un Breton et un Marseillais. Ils s’en balancent plein la gueule, mais question boulot, c’est des vraies canailles. Je peux rien y faire, cette bijouterie est une idée fixe, rien que pour le plaisir
de voir la tête de ce vieux dindon de propriétaire, Fraty, je crois. Un nom de ce genre. Une ordure qu’a témoigné contre moi le jour de l’attaque du Crédit Agricole, rue de Saint-Pétersbourg. C’est loin tout ça ! Des siècles, un truc préhistorique. Mais c’est jamais passé. Je lui ai juré au vieux dindon. À part ça, je m’explique pas ma
dépendance au calendrier. Au lieu de le jeter au feu, tous les matins, j’ouvre une fenêtre. Le 15, je tombe sur Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage sous la neige et nouveau mot que je comprends pas : « Fais gaffe aux numéros. » Quels numéros ? On parle de quoi ? Je me suis demandé si y avait un rapport avec l’ancien partage d’un casse qui nous avait rapporté bonbon. À Turin, c’était. Jour de paye. On cueille le convoyeur la sacoche à la main avec les salaires d’au moins dix usines. Un de ces coups de cul ! Bien sûr, le calme revenu, y a eu des discussions. Ouais, c’est vrai, j’avais pris quelques risques. Un type coffré tout de suite après pour une histoire de came à qui j’avais gardé la part en promettant de lui tenir au chaud comme à la banque. Mieux même. Bon, d’accord, pas vraiment. Disons que j’ai un peu gratté… Ce serait pour ça ? je me suis demandé. Le lendemain,
le 16, les susdits numéros ont fait leur apparition. Une suite incohérente, enfin, en apparence : 19-1-12-15-16-1-18-4. Ça m’a rappelé des expressions arithmétiques apprises à l’école, mais j’en suis pas venu à bout. J’ai essayé les additions, les multiplications, les correspondances mathématiques… Mais rien, j’obtenais rien. En
attendant, cette espèce de menace continuait de me bourdonner dans la tête par le côté aseptisé des numéros. J’arrivais pas à me l’expliquer. Le 17, nouvelle série de chiffres, mais avec des espaces : 6-9-12-19, un espace, puis 4-5, autre espace, et enfin : 16-21-20-5. Je devenais obnubilé par les espaces. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Je me suis adressé à un ami, expert en coffres-forts. On allait bien voir, lui qui s’y connaissait en combinaisons… Il m’a demandé de lui laisser le temps d’étudier les séries et il m’a dit que pour lui, c’était un code. D’accord, mais lequel ? Les 18 et 19 décembre, nouvelle série de chiffres avec espaces. J’avais l’impression de lire une langue inconnue ou d’être devenu sourd-muet. Le 20, j’ai bloqué sur la photo de l’Hôtel-de-Ville de Paris parce que ça m’a rappelé Myriam, sans doute le seul amour de ma vie. Sur le billet, toujours des chiffres et des espaces : 20-5-19 10-15-21-18-19 19-15-14-20 3-15-13-16-20-5-19. Ça me rendait
tellement fou que j’ai balancé tous les papiers des jours suivants sans les ouvrir. Jusqu’au 23. Même genre de série : j’avais un nœud dans la gorge et je me sentais taré d’avoir peur de ces conneries : 5-24-5-3-21-20-9-15-14. Je me suis mis à avoir la tremblote alors que je nageais carrément. J’ai pas dormi de la nuit, et le matin du 24, j’avais toujours les mains qui tremblent en ouvrant la dernière fenêtre : on y voyait Lisbonne et l’océan immense qui marque la fin de l’Europe. Signe de la fin de cette histoire de malheur ? Le téléphone a sonné, c’était l’ami des coffres-forts.
« J’ai trouvé, il a annoncé, triomphant. Les chiffres correspondent à l’ordre des lettres de l’alphabet, y a pas plus banal, mais j’y ai pas pensé tout de suite. Tu sais, il a ajouté, souvent, les solutions les plus simples…
— Et alors? j’ai balbutié.
— Un truc tout con : le A correspond au 1, le B au 2 et ainsi de suite jusqu’au Z. »
Je tenais le papier du 24 à la main. J’ai lu les chiffres et j’ai remplacé dans ma tête. La suite voulait dire B-A-N-G.
C’est à ce moment-là que je me suis écroulé et que je n’ai plus rien vu.
[mks_separator style= »dashed » height= »2″]
Merci aux Éditions Agullo
[mks_button size= »small » title= »Site web » style= »squared » url= »http://www.agullo-editions.com/#intro » target= »_blank » bg_color= »#f5d100″ txt_color= »#FFFFFF » icon= »fas fa-globe » icon_type= »fa » nofollow= »0″] [mks_button size= »small » title= »Facebook » style= »squared » url= »https://www.facebook.com/AgulloEditions// » target= »_blank » bg_color= »#3b5998″ txt_color= »#FFFFFF » icon= »fab fa-facebook » icon_type= »fa » nofollow= »0″] [mks_button size= »small » title= »Instagram » style= »squared » url= »https://www.instagram.com/agulloeditions/ » target= »_blank » bg_color= »#9B0063″ txt_color= »#FFFFFF » icon= »fab fa-instagram » icon_type= »fa » nofollow= »0″] [mks_button size= »small » title= »Twitter » style= »squared » url= »https://twitter.com/Agullo_Ed » target= »_blank » bg_color= »#00acee » txt_color= »#FFFFFF » icon= »fab fa-twitter » icon_type= »fa » nofollow= »0″]
Photo de couverture : Ben White / Unsplash