Ceux qui ne meurent jamais est un roman poétique, politique, drôle, mélancolique, dénonciateur, riche !
Dana Grigorcea utilise l’image de Vlad Țepeș – et plus précisément sa représentation la plus connue dans l’imaginaire collectif, Dracula – et se sert allégrement des ressorts fantastiques du personnage pour décrire la Roumanie avec tous ses contrastes.
Avant de décrire par le menu la maléfique énormité de la corruption en place, puisant ses racines loin, dans le sol fertile du régime communiste, avant de décortiquer avec volupté les pulsions néfastes qui se trouvent à l’origine de la glorification d’un nationalisme comme indécrottable et universel outil de manipulation, avant de raconter la lente mais sûre hémorragie démographique dont le pays souffre depuis des années, Dana Grigorcea introduit le lecteur français à une partie de la culture et de l’histoire roumaine – les peintres Ștefan Luchian et Nicolae Grigorescu, le compositeur George Enescu, le poète George Coșbuc – ce dernier lors d’un chapitre où l’autrice se fait plaisir à rappeler la latinité de la langue roumaine – et bien sûr, le fameux Vlad Țepeș, remis pour l’occasion dans le contexte de son époque et dans l’histoire.
« Le protestant irlandais Stoker avait eu vent de Vlad Dracula par les Saxons transylvaniens qui le dépeignaient comme un homme sanguinaire, il le pensait issu de Transylvanie, un haut personnage, un comte peut-être, et croyait que le dragon de son nom renvoyait à sa nature diabolique: le héros idéal pour une histoire d’horreur. Alors qu’en réalité, il n’avait fait que vouloir être radicalement juste. « Dura lex, sed lex ! » »
─ Dana Grigorcea, Ceux qui ne meurent jamais
La narratrice rentre en Roumanie après des études de Beaux Arts effectués à Paris. Elle gagne directement B., au pied des Carpates, lieu de ses vacances d’enfant, dans la villa Aurora, autrefois réquisitionnée par les communistes et depuis rétrocédée à la famille.
Si presque tout a changé autour et dans la vie de la petite ville de B., la grand-tante Margot demeure la même, référence même de l’intelligence et de l’esprit d’un monde révolu, dévoré par le régime communiste. A la place de ce monde, une hydre de corruption, d’ignorance, de sans-gêne et de nationalisme rance, prêt à tout pour triompher des dernières lueurs d’espoir de vie normale.
La narratrice prend son lecteur à témoin en racontant les événements qui se trouvent à la base du récit. Celui-ci l’interpelle, le questionne, émet des doutes et ce faisant, l’oblige à devenir témoin direct de l’action.
En faisant le choix du réalisme magique qu’elle utilise de manière plutôt parcimonieuse – suffisante néanmoins pour la mise en perspective d’une réalité autrement plus concrète, Dana Grigorcea n’hésite pas à distiller dans le récit l’histoire de Vlad Țepeș, chevalier de l’Ordre du Dragon, sombre prince des Balkans, encore appelé de leurs vœux par certains Roumains, comme du temps du poète Eminescu il y a plus d’un siècle : Ah, Empaleur ! Prince ! Que ne reviens-tu, / Faire justice d’une main de fer.
La narratrice se charge de relier les époques, les points névralgiques de l’histoire, d’accompagner le lecteur, de lui donner les clés du … caveau.
En 260 pages, Ceux qui ne meurent jamais réussit l’exploit si ce n’est de vous apprendre la Roumanie, du moins de vous mettre sur les bonnes pistes; la narratrice est votre amie et votre guide, vous serez accroché(e) à sa voix, vous comprendrez aussi ses doutes, ses déceptions, ses colères; ce livre vous tiendra en haleine, il vous fera sursauter. Et il devrait vous donner envie d’en apprendre plus.
Pour moi un gros coup de coeur, un roman qui raconte la Roumanie d’hier et celle d’aujourd’hui avec une rare et salutaire justesse !
Ceux qui ne meurent jamais de Dana Grigorcea
Traduit par Elisabeth Landes
Les Argonautes, 22 août 2023