[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]T[/mks_dropcap]es parents sont communistes, tu te trimbales toujours avec l’Huma sous un bras, tu es abonnée à Politis, et tu t’énerves sans cesse quand je ne réagis pas. Que je ne sois pas à l’initiative d’une grève, d’une manif, d’une tabula rasa. Je n’ai pas eu d’éducation politique orientée dans un sens ou dans l’autre, ni même d’éducation religieuse. Je me souviens d’une chose, j’étais à l’école primaire ou au début du collège, mes parents m’ont demandé si je voulais être baptisé ou suivre des cours de catéchisme. C’était à moi de décider. J’ai eu aussi à décider si je voulais porter un appareil dentaire, après un rendez-vous, j’étais au lycée, avec un orthodontiste qui voulait nous vendre ses services et appareil en faisant bien comprendre que c’était plus pour du confort et de l’esthétisme qu’une réelle nécessité. J’ai donc choisi de me passer du confort et de l’esthétisme. Mes parents ne m’ont jamais dit non plus pour qui ou pour quoi voter. Alors, quand je discute avec toi et que je sens cet héritage si fort, je me demande ce qu’on m’a légué, hormis mon autonomie et ma faculté de juger par moi-même. Je ne dis pas que tu en es incapable, bien au contraire, tu es indépendante, jouissante, et à bien des égards bien plus autonome que moi, mais je reste fasciné, et un peu jaloux, du militantisme familial qui t’a été transmis. Je me souviens des fois où je suis venu dans la maison où tu as grandi, des dîners enfiévrés, de ton père sortant à poil de la salle de bain sans se soucier de ma présence, de ton oncle et ta tante habitant le même toit, de ta grand-mère venant en voisine : une vraie vie de famille. Des hippies, me suis-je dit, babas utopistes.
Justement, de hippies, il en est question dans Arcadia, et de la plus belle espèce. De ceux qui vivent en autarcie. Le petit Pouce est né ici et regarde sa mère fumer des joints et tout le monde coucher avec tout le monde. Il y a de l’innocence, de la nature, de l’optimisme, des fleurs et des pâquerettes. Mais dès qu’on creuse un peu, la politique vient s’immiscer dans cette petite tribu. Des jeux de pouvoir s’installent, des règles sont établies, certains se radicalisent, d’autres veulent faire perdurer l’âge d’or de la naïveté. À l’âge adulte et après avoir fui cette grande famille en décrépitude, Pouce – devenu Ridley – va devoir s’adapter à sa vie citadine « normale » en devant équilibrer les contraintes que lui imposent la loi du marché, la survie de tous les jours exigée par une grande métropole, et son éducation flower power et égalitariste.
Revenons à toi, et à nos manifs anti-CPE. La fac a été bloquée plusieurs mois, tu tractais, assistais aux AG, te battais bec et ongles et, bien sûr, essayais de me convaincre. De quoi ? Nous ne parlions pas le même langage, moi j’étais juste amoureux de toi, je t’aurais suivie n’importe où, en Arcadie s’il le fallait. De ton point de vue, il fallait que je me batte, que je me révolte, que je ne me laisse pas marcher sur les pieds. Je buvais tes paroles mais je ne comprenais rien, à part ton sourire, tes yeux et ton cul. Alors pour que le dialogue s’installe, je te mettais de la poésie dans les mains, ou je t’emmenais à des concerts, mon combat de tous les jours était là : lire et chanter (et tout faire pour te séduire). J’étais complètement déconnecté de ta réalité : le hippie, c’était moi.
La vie ne vaut rien, rien, la vie ne vaut rien / Mais moi quand je tiens, tiens, mais moi quand je tiens / Là dans mes deux mains éblouies, / Les deux jolis petits seins de mon amie, / Là je dis rien, rien, rien ne vaut la vie. À quoi tout cela tient ?
À demain.
Arcadia, de Lauren Groff, traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, paru chez Plon / Feux Croisés.