« Qui trop embrasse, mal étreint. »
On pourrait presque dire que le nantais Pierre Bondu, à travers son parcours protéiforme couvrant bientôt un quart de siècle, se sera acharné à faire mentir cet adage quelque peu manichéen. Et pourtant, son cas est loin d’être unique : on ne compte plus, dans l’Histoire de la musique populaire des soixante dernières années, ces très nombreuses « petites mains », arrangeurs, compositeurs, accompagnateurs, qui auront « offert » leur talent au bénéfice de la vision d’autres personnalités, plus « fortes », plus reconnues ou plus exposées.
Citons tout de même en vrac, et de manière non exhaustive, Jean-Claude Vannier et Michel Colombier (qui auront tapissé de leurs plus belles cordes les œuvres les plus marquantes de Serge Gainsbourg) ou encore les anglais Craig Armstrong et Wil Malone (qui auront fait de même pour les pionniers de Massive Attack), le duo français des Valentins (qui, d’Etienne Daho à Alain Bashung, auront ouvert des univers très spécifiques à de grands espaces héroïques), le guitariste Mick Taylor (en compagnie duquel les Rolling Stones enregistreront leurs meilleurs disques, selon le batteur Charlie Watts), l’électronicien Alan Wilder (qui, au sein de Depeche Mode, aura apporté sa science de l’arrangement rassembleur à l’écriture intimiste du torturé Martin Gore) ou encore le bassiste Pino Palladino (au spectre stylistique impressionnant, allant des rockers industriels Nine Inch Nails au prodige nu-soul D’Angelo), sans même évoquer les légendaires Phil Spector (théoricien du fameux Wall Of Sound) ou Van Dyke Parks (qui aura été crucial dans la création de plusieurs chefs-d’œuvre des mythiques Beach Boys de Brian Wilson). Voilà pour la séquence « name dropping à deux balles ».
Pour sa part, à son (pas si) humble niveau, Pierre Bondu aura fait feu de tout bois, et ce dans des domaines assez diamétralement opposés : loin de traduire une certaine dispersion, la multiplicité de ses centres d’intérêt lui assurera progressivement une relative autonomie dans l’exercice de son art.
Après avoir rejoint au début des années 90, en tant que guitariste et clavier, l’équipe de son compatriote (Loire-Atlantique connexion !) Dominique A suite au succès, critique comme public, de sa fondatrice Fossette, il accompagnera ce dernier, jusque là solitaire, lors du délicat passage à la scène ainsi qu’à la formule de groupe, de l’enregistrement du deuxième album Si Je Connais Harry à la tournée du troisième La Mémoire Neuve, qui allait consacrer son aîné et le révéler au grand public en tant que sensation d’une « nouvelle scène française ».
Autodidacte patenté, il se formera ensuite sur le tard à la technique sensible de l’arrangement pour cordes et/ou orchestre complet, et fera ses armes en la matière sur les disques de Miossec (la chanson Le Déménagement sur l’album A Prendre) et surtout de Philippe Katerine (le splendide Au Pays De Mon Premier Amour, sur Les Créatures), avec qui il collaborera plus avant les années suivantes pour diverses bandes originales de films, notamment ceux des frères Larrieu (Un Homme, Un Vrai, Peindre Ou Faire L’Amour).
Ce n’est qu’à la fin de la décennie que Pierre Bondu se lancera pour de bon à son propre compte, signant, après une poignée de 45 tours confidentiels, un premier album (Ramdam) qui dévoilera sur la longueur une voix bien à lui, servie par un talent d’écriture singulier, mais qui passera relativement inaperçu. Le succès d’estime viendra en 2004, avec le très réussi Quelqu’Un Quelque Part, qui habille avec panache ses complaintes introspectives d’envolées majestueuses, tout en ménageant des ouvertures plus accessibles sur des cavalcades baroques, comme pour le syncopé et irrésistible Vu D’Ici.
Tout en étant une nouvelle fois maintenu « à l’écart » de la mouvance de la « nouvelle chanson française » (trop précieux, trop pop), le disque placera son nom sur la liste des artistes prometteurs « à suivre ». Après quinze ans de bons et loyaux services pour une certaine idée de la « french touch » section indie pop, c’était la moindre des choses.
A priori paradoxalement, mais au final assez logiquement (notre homme ne faisant définitivement rien comme personne), le tournant majeur de sa carrière sera provoqué par une composition radicalement atypique du style affiché jusqu’ici : l’ultra-groovy 100% VIP, légué à l’ami Katerine, sera un énorme tube dans la foulée du carton global de l’album Robots Après Tout de l’exubérant dandy parisien.
En réaction (à ?), exit Pierre Bondu ; se découvrant un penchant naturel vers des ambiances plus proches des pistes de danse que des boudoirs romantiques, le multi-instrumentiste, à présent créateur polyvalent affirmé, s’invente un alter ego déluré, doppelgänger lubrique et éminence multicolore. Sous pseudo Daven Keller, il nous offre en 2008 un disque bien plus festif et tranchant que les précédents, ouvrant ses textes pourtant toujours aussi intimistes et soucieux à un humour parfois acide (genre « Qu’est-ce qu’on s’emmerde ici ! », sur le bluesy Aujourd’hui Comme Demain) et sa musique à des sonorités plus directes et ouvertement funky, voire hip hop ou électro.
Avec cette Réaction A inaugurale d’une nouvelle identité, simultanément plus frontale et éclectique, les choses sont claires : Pierrot La Lune sera Désormais Solaire. A l’endroit, à l’envers, plus physique.
Tout en continuant occasionnellement à honorer le carnet de commandes des potes (une mise en scène de spectacle par-ci, une composition de bande originale par-là), Daven Keller prendra de nouveau tout le monde à revers quatre ans plus tard avec une Réaction B entièrement instrumentale, écrite pour quatuor à cordes, vents et percussions. La tonalité générale du disque, entre poésie inquiète et innocence retrouvée, esquisse une vision moderne de la partition magique créée par le polonais Wojciech Kilar, pour le cultissime dessin animé réalisé par Paul Grimault d’après Jacques Prévert, Le Roi Et L’Oiseau.
Ce qui aurait pu n’être qu’une parenthèse enchantée dans le parcours de Pierre Bondu s’avère donc pérenne voire exclusif : toute sa production à venir sera marquée du sceau de son double de moins en moins imaginaire, comme s’il avait signé un pacte avec le facétieux diablotin qui, sorti de sa boîte, refusait dorénavant mordicus d’y retourner.
Ce n’est qu’en ce printemps 2015, avec cette toute fraîche Réaction C, que nous est enfin proposée la (véritable) suite à la Réaction A d’il y a sept ans (autant dire une éternité), et le moins que l’on puisse affirmer, c’est que le bonhomme a encore élargi sa palette musicale, tout en conservant son style si identifiable et habité. Daven Keller invoque des influences bossa nova (sur la chanson du même nom, ensoleillée comme dans les rêves de Pierre Barouh), rap (les scratchs de l’Apocalypse, le phrasé de Kamikaze) voire carrément techno (le motif synthétique vrillé qui se tire la bourre avec une cocotte funky sur l’addictif Slogan, nouvel hymne dancefloor et évident premier single) au service de sa démarche gourmande et hédoniste.
Si l’alias Daven Keller est désormais l’appellation d’un terrain de jeu sans limite (s’autorisant même à reprendre un ancien titre, réinterprété à l’envers !), le tenancier des lieux tient également à rester ouvert aux quatre vents et aux collaborations extérieures, invitant notamment un chœur enfantin sur le binaire Merci La Vie, dressé en forme de bilan « j’aime / j’aime pas » doux-amer, ou la chanteuse Charlotte Raffi (du groupe Archet), pour deux duos qui, plantés en plein milieu de l’album, révèlent en creux toute la passionnante dualité du personnage : au planant et aérien Eternel Ephémère succède le télescopage amoureux et aguicheur d’Easy, belle théorie des genres et moite mise en pratique.
Ailleurs, ce sont les plus intimistes Véridique ou Hors Du Commun qui, respectivement, sous des prétextes burlesques ou introspectifs, renouent avec les questionnements personnels du chanteur, rattrapé par les fatidiques « que sais-je ? », « qui suis-je ? » et autres « dans quelle étagère ? », avant que le contemplatif Little John, à double détente, ne close les (d)ébats en décrescendo, récompensant les plus patients (ou les plus attentifs) en toute fin de parcours.
Toujours aussi bien arrangé, produit et balancé, Réaction C fait souvent penser, d’un strict point de vue formel, à la richesse et à l’inventivité du r’n’b US actuel, dans sa faculté à faire cohabiter des influences bigarrées dans un même creuset commun cohérent : on songe bien sûr à Pharrell Williams, expert en concassage de styles dans la confection de ses bombinettes pop, mais aussi (surtout) aux fragiles et fascinants échafaudages dressés par Frank Ocean sur son subtil et inusable Channel Orange.
De chicanes à gauche (l’explosion du cadre des chansons) en chicanes à droite (l’attrait du format instrumental), il serait temps que les charmants baisers sucrés-salés de Daven Keller rencontrent en retour l’étreinte plus conséquente d’un public averti (qui en vaudrait alors deux).
Pour l’heure, la préparation d’une Réaction D étant d’ores et déjà annoncée, on ne lui souhaite qu’une seule chose : que cela se produise bien avant qu’il atteigne la lettre Z.
Réaction C est sorti le 13 avril 2015, en version digitale uniquement, via DK-DisK. En écoute intégrale ici.