Si vous appreniez que Charles Dickens est mort d’épuisement, vous ne seriez pas surpris. En effet, une œuvre qui compte aujourd’hui neuf tomes dans la Pléiade, il y a de quoi y laisser la santé ! Et pourtant, Charles Dickens n’est pas mort d’avoir trop écrit, mais curieusement, d’avoir trop parlé. C’est sur cette fin de vie absolument étonnante et méconnue que revient Philippe Delerm dans un petit opus aussi enlevé que délicieux, Le suicide exalté de Charles Dickens, qui paraît chez Seuil.
Sur Dickens tout (ou presque) a été dit : auteur génial qui trouve le succès à 22 ans, auteur le plus à son époque, auteur pour enfants, sous le prétexte bien erroné que ses livres parlaient des enfants, auteur social ayant décrit mieux que personne les bas-fonds de l’Angleterre victorienne, etc… Mais on a beaucoup moins dit que la véritable passion du père de David Copperfield ou d’Oliver Twist était en fait le théâtre, une passion de jeunesse née à la période où son père l’exhibait sur les tables pour réciter des poèmes. Plus connues sont les revers de fortune de la famille du jeune prodige, ainsi que son placement dans une usine de cirage qui l’éloigneront des planches pour de nombreuses années. Ce n’est que sur les dernières de sa vie relativement courte (il meurt à 58 ans) qu’il décidera de redonner libre cours à cette vocation avortée en jouant ses propres textes et en incarnant magistralement les personnages de ses romans dans des théâtres. Aux environs de la cinquantaine et pendant une dizaine d’années, il va ainsi effectuer des milliers ( oui des milliers!!!) de lectures dans des salles combles, se donnant corps et âme à son public, se consumant littéralement, devant des foules populaires et conquises.
Philippe Delerm ne se contente pas de nous faire revivre cette pure folie (on n’imagine pas toujours Dickens en rockstar adulée sous laudanum !!) qui s’empare du grand Charles – folie qui le conduira directement au cimetière par épuisement physique et addiction dangereuse – , il cherche aussi à nous donner des pistes pour comprendre pourquoi un auteur ayant connu le succès qu’avait alors Dickens a eu besoin de se mettre ainsi en danger pour attendre chaque soir, en quasi transe, l’amour et la reconnaissance de ceux qui étaient déjà ses fervents lecteurs. L’Amour avec un grand A, voilà sans doute la clé; voilà sans doute ce que recherchait le grand Charles Dickens resté le petit Charles en manque d’amour parental, en plus de rentrées d’argent avec qui, nonobstant sa réussite déjà acquise, il entretenait, eu égard à son enfance justement, un rapport quasi pathologique.
« Mais cette vague qui déferle sans faiblir chaque soir, à quoi tient-t-elle, au fond ?
Le talent d’écrivain bien sûr, l’existence de ses personnages, une empathie palpable. Mais qu’y a-t-il dans les rires et les larmes du public ? Le partage d’une extraordinaire, prise de conscience de l’essence de la nature humaine, oui. Mais peut-être aussi, derrière les mots, une sympathie plus mystérieuse pour celui qui a su les trouver, une amitié pour l’extrême solitude de celui qui se donne tout entier. Pour son public chaviré, le grand Charles Dickens apparaît à nu, vulnérable, comme un enfant qui pleure au fond d’un puits. »
─ Philippe Delerm, Le suicide exalté de Charles Dickens
On ressort de ce petit volume
avec une envie furieuse de replonger
dans un des pavés de Dickens
Cependant Le suicide exalté de Charles Dickens parvient enfin et ce n’est pas la moindre vertu de l’ouvrage , à nous faire comprendre que le partage d’humanité qui se renouvelait ainsi chaque soir lors des lectures publiques reproduisait en fait en direct et en totale osmose avec un public qui connaissait les répliques des textes par cœur, le miracle de ces milliers de pages écrites par Dickens et qu’on a quasiment tous lues, ardent et admiratif (et à tout âge) avec l’impression d’avoir touché des yeux ce que c’est qu’être un homme. On ressort de ce petit volume avec une envie furieuse de replonger dans un des pavés de Dickens. C’était sans conteste un des objectifs du grand admirateur du monument des lettres britanniques qu’est Delerm. La boucle est bouclée !



