[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n mars dernier, les éditions Inculte fêtaient ses quinze ans. Nous avons voulu sur Addict-Culture, donner la parole à un de leurs auteurs. Nous avons choisi Anthony Poiraudeau qui a publié deux très beaux et remarqués livres : Projet El Pocero en 2013 puis Churchill, Manitoba en 2017. Il raconte dans cette interview ce que représente cette maison d’édition, la richesse et la diversité qui l’a caractérise.
[mks_dropcap style= »rounded » size= »30″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]INTERVIEW[/mks_dropcap]
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Avant que soit publié votre premier roman Projet El Pocero en 2013 aux éditions Inculte, quelle était votre vision de cette maison d’édition. Qu’est-ce que représentait cet éditeur dans votre univers littéraire ?
Anthony Poiraudeau : Il y a deux choses à distinguer quand on parle d’Inculte : le collectif d’écrivain·e·s et la maison d’édition. J’ai découvert Inculte, le collectif d’écrivain·e·s, en 2008, à l’occasion de la parution de deux livres de membres du collectif qui m’ont beaucoup marqué : Ma solitude s’appelle Brando d’Arno Bertina (Verticales) et Zone de Mathias Énard (Actes Sud).
Il n’y avait en fait pas très longtemps que je commençais à m’intéresser à la littérature vraiment contemporaine, et mon accès à celle-ci s’est fait successivement par deux foyers principaux : d’abord le site de François Bon et la constellation d’auteur·rice·s de blogs et sites littéraires avec laquelle il nourrissait des échanges (parmi lesquel·le·s je pourrais citer ceux de Sébastien Rongier, Juliette Mézenc, Fred Griot, Cécile Portier, Philippe de Jonkheere, Anne Savelli, Joachim Séné, Arnaud Maïsetti, Michel Brosseau, etc.), et puis Inculte.
Quand j’ai découvert l’existence du collectif Inculte, j’ai commencé à me pencher sur ce que faisaient, collectivement et chacun·e de leur côté, certain·e·s de ses membres. Il y avait la revue Inculte, un trimestriel de tout petit format mais très dense, qui a existé de 2004 à 2011, où s’exprimait le collectif, et les livres de Maylis de Kerangal, de Mathieu Larnaudie, de Bruce Bégout, d’Oliver Rohe, les traductions de Claro, etc.
Ça a été une découverte extrêmement excitante, et le sentiment d’entrer en communication avec une création littéraire contemporaine nourrie de sciences humaines et autant concernée par les grandes œuvres littéraires que par le monde contemporain dans ses dimensions politiques, esthétiques et intellectuelles, capable de s’intéresser avec la même exigence à une compétition sportive et à Thomas Bernhard ou Antoine Volodine, à une icône pop et à un mouvement social, etc.
Je crois que j’aspirais très fort à trouver ça dans la littérature, et si le collectif Inculte n’était sans doute pas le seul à travailler en ce sens-là, c’est avec eux que j’ai découvert que cela existait. De plus, plusieurs de ses membres étaient plus ou moins de ma génération, et ça me donnait un sentiment supplémentaire de proximité d’esprit potentielle.
Je vivais à Paris à l’époque, et il se trouve que je fréquentais beaucoup une librairie qui n’a existé que quelques années et s’appelait Pensées Classées, rue Jacques Cœur, à deux pas de la place de la Bastille. Le libraire, François Morice, est vite devenu un ami et j’ai eu l’occasion de rencontrer là un certain nombre de gens parmi lesquels des membres du collectif Inculte : Mathieu Larnaudie, Hélène Gaudy, Mathilde Helleu, Nicolas Richard, Jérôme Schmidt, Claro, Alexandre Civico, etc., et j’ai donc commencé à un peu les connaître personnellement.
Cette époque de la librairie Pensées Classées, qui doit durer jusqu’à 2012, correspond aux premières années où Inculte devient bien davantage une maison d’édition (dont le siège d’ailleurs s’est un temps installé à l’arrière de la librairie, jusqu’à sa fermeture), qui ne publie plus seulement la revue Inculte, mais un certain nombre de livres que j’ai suivis avec un grand intérêt, et parmi lesquels se trouvent d’excellents titres, comme Le Dictionnaire du pire de Stéphane Legrand ou London Orbital de Iain Sinclair, et des objets littéraires et éditoriaux vraiment hors norme et très stimulants comme Les Instructions d’Adam Levin, La Cité des oiseaux d’Adam Novy, Sous les néons de Matthew O’Brien, Les Soniques de Niccolo Ricardo et Caius Locus (des pseudonymes derrière lesquels se cachent Nicolas Richard et Kid Loco).
Un ensemble de livres dont se dégage un tropisme contre-culturel américain très fort, dont je ne suis pas nécessairement très proche, mais aussi une très grande attention politique et esthétique au territoire, à l’espace et aux paysages, à la psychogéographie anglo-saxonne (plus littéraire que celle du situationnisme), qui sont directement en écho avec mes propres préoccupations de longue date, et c’est sans doute cela qui forme à l’époque mon affinité la plus forte avec le catalogue.
Pour votre premier livre, comment s’est passé l’envoi du manuscrit aux éditions Inculte ?
Il y a eu une situation assez particulière, car je n’ai en fait pas écrit un texte de ma propre initiative que j’aurais ensuite envoyé à un éditeur alors que celui-ci ne l’attendais pas, c’est Inculte qui m’a passé commande d’un livre. C’était un peu audacieux de leur part, puisque je n’avais écrit aucun livre, et personne (et moi non plus) ne pouvait donc être sûr que j’étais capable d’écrire un texte qui tienne la route sur une longueur correspondant au format d’un livre.
Un jour, je crois que c’était en septembre 2011, Alexandre Civico (qui sera à partir de là mon éditeur, et est depuis également devenu écrivain), me dit que nous devrions nous voir pour échanger à propos d’un projet éditorial naissant chez eux. Je crois que Jérôme Schmidt (également éditeur chez Inculte) et lui avaient lu quelques textes que j’avais écrits, sur mon blog ou sur le site remue.net, qui les avaient intéressés, notamment ceux qui traitaient d’espace et de territoire, d’art contemporain et de paysage.
Le projet éditorial naissant dont on m’a parlé était le suivant : Inculte lançait une série de livres, une sorte de collection avec un format à part, consacré à des villes abordés au travers d’une forme d’exploration de l’espace parente de la psycho-géographie anglo-saxonne. Pour cela, ils voulaient voir aborder des objets urbains aux frontières de la réalité et de la fiction : des sites existants, mais dont la conception ou la réalisation comportait quelque chose d’illusoire ou de virtuel (c’est ma lecture de ce projet éditorial, peut-être qu’eux n’auraient pas formulé les choses ainsi). Le premier livre de cette collection a été Paris est un leurre de Xavier Boissel, en 2012, déjà une commande et un premier livre, à propos d’une sorte de trompe-l’œil grandeur nature reproduisant des quartiers de Paris pour tromper l’aviation allemande pendant la première guerre mondiale et détourner les bombardements.
Alexandre Civico m’a passé la commande d’un livre à propos du phénomène des villes fantômes nées de l’éclatement de la bulle spéculative espagnole des années 2000 : en Espagne, pendant dix ans, on a fait tourner l’économie à plein régime en construisant des centaines de milliers d’immeubles dont le cours sur le marché était en forte croissance, cela a donné une infinité de quartiers tout neufs, sortis du sol en quelques années, sauf que c’était une surproduction extrême et donc une bulle spéculative. Quand celle-ci a éclaté, tous ces quartiers, voire des villes entières, se sont retrouvées plus ou moins finis, tout à fait neufs et presque inoccupés. Le sujet avait largement de quoi m’intéresser, et recevoir la commande d’un livre était pour moi une sorte de cadeau extraordinaire, que j’ai aussitôt accepté. C’était pour moi une commande idéale : nous étions d’accord d’emblée sur l’approche littéraire et sur l’intérêt de l’objet du livre, et à l’intérieur de ce cadre, je faisais ce que je voulais, avec la langue dont j’avais envie, la construction que je souhaitais, etc.
Nous nous sommes mis d’accord sur la commande à l’automne 2011, et j’ai travaillé sur le livre en 2012. Nous en discutions de temps à autres avec Alexandre, et quand j’ai été en phase d’écriture active, je lui faisais lire les chapitres au fur et à mesure que je les écrivais, à ma demande (j’en avais besoin pour me rassurer). Le livre est finalement sorti en février 2013 : Projet el Pocero : dans une ville fantôme de la crise espagnole.
Cette série de livres s’est ensuite poursuivie avec Éclats d’Amérique d’Oliver Hodasava, auteur du blog formidable Dreamlands Virtual Tour (c’était là aussi un premier livre pour lui, à qui Inculte a passé commande). Il me semble intéressant de souligner que Xavier Boissel, Olivier Hodasava et moi, à qui Inculte a donc passé commande d’un premier livre, sont ensuite devenus les auteurs de plusieurs titres au catalogue d’Inculte.
Nous faisons partie des quelques auteurs dont l’éditeur principal, voire unique, est jusqu’à présent Inculte.
Cette spécificité d’une maison d’édition qui propose à une personne de devenir écrivain est surprenante. Finalement, un collectif littéraire à l’origine d’une maison d’édition indépendante a fait émerger une nouvelle génération d’auteur-e-s. Est-ce que vous le ressentez ainsi ?
C’est vrai que ma manière de présenter les choses peut le laisser penser. Pourquoi pas ? Je ne me le représente pas exactement de cette manière, sans doute aussi parce que je trouve difficile de considérer que j’appartiens à « une nouvelle génération d’écrivain·e·s », même si de fait, toute personne qui commence à être publiée est inscrite parmi ses contemporains dans une sorte de génération qui s’avère de fait, alors, commencer par être nouvelle.
Ce n’est pas une catégorie que j’emploie particulièrement parce que les gens dont je me sens littérairement le plus proche, et les écrivain·e·s avec qui je suis le plus en relation, n’ont pas nécessairement le même âge que moi, ni nécessairement la même ancienneté que moi depuis leur première publication. J’ai avec certains d’entre eux des relations d’individu à individu, sans inscription dans l’idée que nous faisons partie d’une entreprise collective, et avec d’autres des activités collectives avec notamment la revue La moitié du fourbi, dont fait partie Hélène Gaudy, également membre du collectif Inculte. Hélène est une écrivaine dont je me sens proche, autant littérairement qu’humainement, et nous avons à peu près le même âge, mais comme elle a commencé à publier bien avant moi, est-ce que nous sommes de la même génération d’écrivain·e·s ? Ici, la catégorie n’est peut-être pas opérante. (Ndlr : retrouvez le souvenir de lecture estivale d’Hélène Gaudy publié sur Addict-Culture en 2016)
Tous ces aspects un peu diversifiés font que je peine à penser mon appartenance à une génération d’écrivain·e·s. Inculte s’est, justement, constitué en tant que collectif, et comme la plupart des membres étaient né·e·s dans les années 1970 et avaient commencé à publier vers le début des années 2000, cela produisait, et produit toujours sans doute, cet effet de génération. Pour les écrivain·e·s, dont je fais partie, dont Inculte est l’éditeur principal (ou unique) depuis le premier livre, mais sans faire pour autant partie du collectif, il n’y a pas cette constitution d’un ensemble ou d’une collectivité analogue à une génération.
On ne se connaît d’ailleurs pas forcément très bien les uns les autres. En ce qui me concerne, je connais un peu Xavier Boissel et Olivier Hodasava. Je n’ai croisé Damien Aubel et Adrien Genoudet qu’une seule fois, par exemple, et si cela m’a fait bien plaisir, nous ne pouvons pas pour autant dire que nous nous connaissons.
Je connais un peu davantage Valérie Cibot que j’ai été heureux de rencontrer, mais pas beaucoup pour autant. Je n’ai jamais rencontré Rafael Garido, et si je connais depuis un certain temps le travail de Philippe de Jonckheere et que j’ai été heureux de le voir arriver au catalogue, il n’est pas pour autant quelqu’un que j’ai la chance de connaître. Nous sommes toutes et tous, les « auteurs Inculte » qui ne font pas partie du collectif, heureux·ses de faire partie du catalogue, et de nous inscrire dans l’histoire de ce que l’Inculte a institué littérairement et intellectuellement, mais nous ne formons pas nous-mêmes un collectif, ni je crois une génération.
Il semble que la ligne éditoriale cherche à révéler une littérature assez inédite. Qu’est-ce qui constitue alors la pluralité des éditions Inculte ?
J’imagine que tous les éditeurs (souvent de taille plutôt modeste) qui tâchent de constituer un catalogue avec une grande exigence littéraire ont l’ambition de publier une littérature inédite, non pas seulement au sens propre, mais au sens plus large : quelque chose de particulier, d’original, doté d’une personnalité qui ne se trouve pas dans les autres catalogues.
Il y a sans doute un certain nombre de textes publiés chez Inculte qui auraient pu être publiés chez d’autres éditeurs, mais c’est par l’ensemble du catalogue que se dessine la personnalité générale de la maison. Il me semble qu’elle diversifie sa palette littéraire au fur et à mesure des années. J’aurais sans doute su définir à grands traits (c’est-à-dire trop rapides) sa ligne éditoriale au début des années 2010, par exemple, mais j’en serais moins capable aujourd’hui. Et c’est une très bonne chose : c’est un enrichissement et une amplification du catalogue.
Il y a toujours cette ligne nourrie directement ou indirectement par la contre-culture et le post-modernisme américains, qui est là depuis le début et qui perdure dans les traductions que publie la maison (à laquelle il faut ajouter la composante anglaise qui en est parente, avec les formidables livres de Iain Sinclair et évidemment le mastodonte Jérusalem d’Alan Moore). Il y a toujours aussi ces textes nourris de sciences humaines, qui s’intéressent au territoire et à l’espace, en littérature étrangère et française d’ailleurs, qui continuent d’être publiés également, dans la continuité de l’Inculte des débuts.
Mais la littérature française publiée se diversifie avec le temps : je crois qu’à peu près rien dans le catalogue ne laissait pressentir l’arrivée de livres d’André Markowicz, et ceux-ci y ont parfaitement trouvé leur place. Je trouve qu’il est désormais un des auteurs les plus importants de la maison.
Le travail de Philippe de Jonckheere me semble assez unique, et tout à fait remarquable : il apporte lui aussi une composante très nouvelle au catalogue. Deux autres titres publiés l’année dernière, La première année de Jean-Michel Espitallier et Bouche creusée de Valérie Cibot, sont deux textes assez uniques dans le catalogue, mais cette diversité fait qu’ils sont eux aussi à leur place. Ce sont deux formidables textes.
Si cette diversité m’empêche de facilement tracer de grandes lignes dans le catalogue, malgré les affinités évidentes qu’ont entre eux un certain nombre de titres, je la salue et je l’approuve. Peut-être que cela a aidé Churchill, Manitoba, mon deuxième livre, à être lui aussi à sa place dans le catalogue, alors que ce texte beaucoup plus introspectif que mon premier livre, moins « psycho-géographique » à proprement parler et moins directement politique dans son sujet aussi, aurait sans doute été bien plus à part dans le catalogue d’Inculte s’il était paru quelques années auparavant.
À présent, j’ai le sentiment qu’Inculte peut vraiment publier une très grande variété de textes. Ça tient beaucoup au travail des trois éditeurs : Alexandre Civico, Mathieu Larnaudie et Jérôme Schmidt, qui ont chacun ouvert toutes ces potentialités.
Vous venez d’en parler, votre deuxième livre Churchill, Manitoba fut également publié aux éditions Inculte. Ce sera peut-être le cas pour votre prochain livre ? Était-ce et est-il une évidence de continuer d’être publié dans cette maison ?
En ce qui concerne mon prochain livre, il est beaucoup trop tôt pour le dire, car je n’ai même pas encore commencé à l’écrire à l’heure où je réponds à cette question. Cela ne fait pas si longtemps que je sais ce sur quoi je travaillerai désormais – sauf imprévu. Tant que le texte de ce prochain livre n’existe pas, ou n’a pas au moins commencé à exister, il est impossible de dire ce qui lui arrivera. Dans une relation entre un·e éditeur·rice et un·e auteur·rice, l’entente et ce qui a déjà été noué par le passé compte énormément, bien sûr, mais l’accord sur les textes compte beaucoup également.
Tant qu’un texte n’est pas là, au moins d’une façon substantielle, je considère qu’on ne peut pas dire qui en sera l’éditeur, ni même s’il aura un éditeur. Cela étant dit, je suis très content d’être un auteur Inculte, et avoir une histoire en cours et une bonne entente avec mon éditeur fait que je lui ai confié les projets d’écriture que j’ai actuellement en tête, et qu’il est la première personne, hors du cercle de mes très proches, à qui j’en ai parlé – et lui m’a fait un retour que j’étais heureux de recevoir sur ce dont je lui ai fait part. Nous parlons donc de la suite, en attendant que la suite soit plus tangible – et alors, ce sera une nouvelle étape de nos échanges, à partir d’une matière textuelle plus consistante.
Je travaille assez lentement – en amont de l’écriture en tout cas, dans la phase de préparation et de décantation, qui peut être très longue chez moi – donc c’est plutôt lui qui vient vers moi pour savoir où j’en suis, si j’en suis quelque part : il vient aux nouvelles. Si j’en ai, je lui en donne, et nous en parlons. Je l’informe quand j’avance, et nous nous faisons signe de temps à autres pour rester en contact
Il est en tout cas évident que nous continuons d’échanger sur les projets et sur ce qui se passe, et que nous poursuivons le dialogue et le travail ensemble, comme un auteur et un éditeur.
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Pour poursuivre la (re)découverte des éditions Inculte, nous vous invitons à lire les chroniques autour des livres de leur catalogue :
- Une fuite en Égypte de Philippe de Jonckheere (2017)
- Churchill, Manitoba d’Anthony Poiraudeau (2017)
- Isidore et les autres de Camille Bordas (2018)
- Quitter Londres de Iain Sinclair (2018)
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