L’annonce du décès de Serge Gainsbourg fut un choc pour tous les Français. Adolescent, sa disparition me plongea brièvement dans les ténèbres. Nous apprîmes tout de lui, le soleil noir de la pop française.
1991, Vannes : la guerre du Golfe est le premier conflit retransmis en direct à la télé mais on ne s’en soucie guère quand on grandit dans cet écrin du Golfe du Morbihan, entouré de potes mélomanes et fêtards. Dans ce monde pré-Zuckerberg, on découvrait la mort des célébrités via la radio, la presse ou la télé. Et quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ouvris le poste ce 3 Mars !
« Serge Gainsbourg est mort hier à son domicile du 5bis rue de Verneuil dans le VIIe arrondissement de Paris »
J’ai pleuré des piscines olympiques en soignant mon hangover à base de Schweppes bitter lemon. Je réalisai confusément que nous venions de perdre une figure paternelle, vénéneuse et adorée. Chose rare à l’époque, 10-15 ans avant le succès des chaînes d’info, Antenne 2 et les autres modifièrent leurs programmes et on entendait ce dimanche-là les dizaines de hits/bijoux qu’il avait pondus depuis 1958.
Via une intense expérience sensorielle, je partis très loin dans une sorte de transe musicale en me remémorant tous les Gainsbourg que j’avais aimés. Comme pour Bowie ou les Beatles au hasard, chacun a « son » Gainsbourg. Le mien fut kaléidoscopique et assez précoce. De vagues réminiscences enfantines de ses tubes fin 70’s : Sea, Sex & Sun, l’album reggae. Puis mon voisin Damien (futur skinhead répondant à l’étrange sobriquet « Samos ») me fit écouter l’album Love On The Beat (1984) que sa sœur acheta à sa sortie. La photo de William Klein en pochette me fascinait. « Si je bande? Affirmatif ! » devint instantanément ma punchline pour séduire les jeunes filles : une entreprise périlleuse couronnée d’insuccès…
Puis tout s’est enchaîné, au mépris de la chronologie des dates de sortie mais avec un appétit vorace : le live du Casino de Paris (1985) puis celui du Palace (1980) avant l’album en public au Zénith acheté en vinyle à sa sortie (1988). Les cassettes BASF des frères Lemaire, avec l’intégrale des albums studio de 1958 à 1987 : merci Fred & Laurent. You’re Under Arrest à sa sortie en 1987. Mon cher père qui écoutait une compil de BO signées Serge dans sa CX à suspensions : Sous le Soleil Exactement, je tombai éperdument amoureux d’Anna Karina avant même d’avoir vu Anna ou même les films de Godard. L’Homme à Tête de Chou découvert en sculptant mes premières rouflaquettes.
Le puzzle prenait forme. Il m’était difficile de saisir toute la richesse de son oeuvre, le hiatus Gainsbourg/Gainsbarre. Comment le type que l’on voyait rébou chez Polac et Drucker pouvait-il écrire de telles merveilles (parfois empruntées aux glorieux Chopin, Dvorak, Beethoven) ?
Je sentais qu’il manquait une pièce maîtresse. La révélation advint à l’âge de 15 ans. Melody Nelson. Grâce à notre amie Elena, nous succombions à ces 28 minutes magiques. Le disque passait religieusement de main en main comme un témoin du passage à l’âge adulte. Gainsbourg était toujours vivant. Ce qui rendit l’atelier chamanique décrit ci-après encore plus fervent. Un beau samedi matin de 1990, nous achetâmes un peu de haschich (100FF la barrette : 33 francs chacun). Benjamin de la bande et comptable incertain, je collectai la somme et nous nous retrouvâmes chez moi (QG musical de notre escouade dans ces 90’s naissantes) pour écouter Cargo Culte très très fort, réinterprétant dans un furieux orgasme pubescent les visions de Vannier & Gainsbourg. Notamment le final : un genre de polyrythmie basée sur l’air drumming, en pratiquant une danse totémique selon un rite païen ? Celtique ? Vaudou ? Que dis-je : papou !
« Ces naufrageurs naïfs armés de sarbacanes
Qui sacrifient ainsi au culte du cargo
En soufflant vers l’azur et les aéroplanes »
Hormis l’hymne avant-garde porn Je T’Aime Moi Non Plus, ses ventes furent modestes jusqu’à la sortie d’Aux Armes et caetera (il avait déjà dépassé les 50 balais) et Gainsbourg était devenu un artiste immensément populaire bien que controversé (remarque typique des anti-Gainsbarre, reprise par ma grand-mère : « mais qu’est-ce que vous lui trouvez ? Il est sale! Et tellement vulgaire »). « Allez Mamie, réécoute la guitare de Je Suis Venu Te Dire Que Je M’En Vais : n’est-elle pas magnifique ? » lui rétorquais-je à maintes reprises.
La publication dès le surlendemain dans Libé de l’interview « post-mortem » de Bayon (des propos recueillis dix ans plus tôt en réalité) prolongeait le rêve. Puis la lecture de l’excellente bio du regretté Gilles Verlant acheva de me convaincre de la stature inégalée de Lucien Ginsburg.
Près de trente ans après, sa musique et ses paroles diffusent toujours et encore ce parfum capiteux. Des jardins portent son nom, bientôt une station de métro. Adulte, je compris mieux les blessures de l’homme, ses égarements et les ravages de l’alcool.
Mais on retiendra surtout une oeuvre vertigineuse et un grand poète sulfureux et attachant.