[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#999999″]G[/mks_dropcap]abr est un citoyen évoluant parmi tant d’autres au sein d’une mégalopole qui, des chats, la nuit, ne semble avoir conservé que le gris. Élève prometteur, adulte intelligent, le jeune homme est un individu aux goûts simples et raisonnés, sur le point d’épouser Lioz, étudiante douce et naïve.
Mais le long fleuve tranquille que suit son existence est depuis quelques temps soumis à de curieux remous : en proie à des hallucinations intempestives, Gabr doit cheminer avec des spectres au coin de l’œil qui surgissent quand bon leur semble, étirant et distordant son vital « espace proche ».
Car ici, tous naissent atteints de cécité. C’est pourquoi un aspirant borgne au royaume des aveugles doit être rapidement neutralisé. Le Ministère du Contrôle diagnostique donc à notre héros le syndrome de « l’espace lointain » avant de lui prescrire la pose de scellés oculaires destinés à lui rendre sa luxueuse obscurité.
« Espace lointain : Psychose rare mais sévère. Phénomène d’aliénation qui provoque des hallucinations très nettes (dont la conséquence est un sentiment d’abattement et d’insatisfaction). (…) Selon le cas et le degré de dangerosité du patient, le groupe spécial d’intervention du ministère du Contrôle peut procéder à une hospitalisation forcée. »
Mais ses propres doutes ainsi que sa rencontre avec un activiste anti-Union gouvernemental le font se dérober à leur emprise et très vite il devient un voyant en cavale…
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#999999″]V[/mks_dropcap]oir une vérité incompatible avec le bonheur établi d’autrui vous éloigne fatalement d’une communauté pour mieux vous jeter dans les bras d’une plus éclairée. Gabr va se voir endosser le rôle d’un Candide éploré, puis expérimenter la solitude du terroriste avant de s’abandonner aux affres anesthésiants de la révélation ultime.
Empruntant au puzzle une construction pièce par pièce, Jaroslav Melnik éparpille rigoureusement sa narration à travers différentes sources d’informations : il nous est ainsi possible de parcourir les définitions des mots hors d’usage dans cette société entre deux extraits d’un recueil de poésie antérieur à cette unité temporelle, d’avoir accès à des pages du journal intime de Gabr et celui de Lioz ; il nous est également donné à lire des messages plus ou moins codés tout comme des lois défendues par des manuels estampillés sous contrôle, avant de replonger en apnée avec le protagoniste nageant à contre-courant en eaux troubles.
Rejetant désormais des « perceptions conditionnées » et la « quiétude sécuritaire » qui en découle, Gabr se retrouve pourtant bien incapable de dynamiter le système qui l’oppresse. Ombre de lui-même en pleine lumière, il goûte un dilemme qui ampute toutes ces notions de leur aspect manichéen. À la recherche de sa liberté, il erre entre les interstices d’une nomenclature dysfonctionnelle.
« La perception de l’espace est une activité subjective »
Conte philosophique du XXIème siècle, dystopie aux accents soviétiques… il serait vain de se contenter de ces deux termes pour qualifier un tel ouvrage protéiforme qui redessine un horizon défini.
À l’instar des silos lumineux qu’arbore la couverture du livre, ce texte est hypnotique, il attire notre conscience en des contrées miroirs avant de nous relâcher au plus profond de notre propre réalité.
Véritable labyrinthe, Espace Lointain déroule un fil d’Ariane dialectique, révélant une fiction dans son plus noble appareil.
« Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous »
Franz Kafka, lettre à Oskar Pollak
Espace lointain, de Jaroslav Melnik
traduit du lituanien par Margarita Leborgne – éditons Agullo – août 2017