[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]ssaut, un flux d’images. Je me souviens de l’arrivée à New York d’un vétéran pris en stop à bord d’un poids lourd et ce n’est pas la skyline amputée que je revois, mais les graffitis et les panneaux publicitaires qui augmentent le long des bretelles et des piles des autoroutes, les canettes vides de Gatorade et de Red Bull dans les caniveaux, les tours d’habitations grises, la nuit froide sur la banquette d’un McDonald’s. Une autre arrivée, à la gare routière de Port Authority, après l’exil et une rapide remontée le long de l’Interstate 95. Souvenirs en vrac des motels où sont massées les employées illégales, de la télé allumée pour apprendre l’anglais, des ateliers de couture clandestins, des cantines dans les sous-sols. Dans ma mémoire, ça pullule. Les piétons qui se bousculent, s’alpaguent, s’ignorent, les vendeurs de DVDs à la sauvette, les femmes en parka de mauvaise qualité, les tatouages des hommes. Les immigrés asiatiques et hispaniques, les Afro-Américains, les logeuses irlandaises, les ex-taulards dans les avenues du Queens griffées par les enseignes en mandarin, les néons, les tags des gangs sur les murs des ruelles. J’ai encore la gorge prise par les fumées grasses des brochettes des marchands ambulants, le mélange écœurant de la javel et des nouilles sautées dans les arrière-salles des fast-foods chinois et la sueur aigre dans les salles de musculation.
Quelques sons subsistent. Les éclats de voix et les échanges captés au vol, le bruit de fond des chaînes d’info en continu, les chocs sourds des ballons dans les cours et ceux des talons de Zou Lei sur l’asphalte. Surgissent les marches et les courses de Zou Lei. Ses pieds en sang, une nuit, dans des claquettes de piscines. Ses baskets élimées. Les Asics neuves dans la vitrine de Foot Locker. — Au loin, l’Irak est un grand silence. Malgré les flash-back et une certaine concentration, je n’entends ni le sifflement des balles ni la déflagration des mines antipersonnel. Les râles des blessés, les insultes, les ordres criés, pas plus. Ça s’imprime plutôt en subliminal, tout ce sable qui pique les yeux, ces bouts de corps arrachés qui fusent. Ça ne fait pas bruit, parce que ce sont des photos qui défilent sur un écran. Un bloc en plomb dans l’estomac et le crâne de Skinner. La trace d’un shrapnel dans le dos, la brûlure dans la chair, le cerveau marqué au fer rouge.
Parmi les loups et les bandits est un livre long et dense, à lire en plusieurs fois, comme si cette grosse ville grouillante au goût rance ne pouvait pas être avalée en une seule bouchée. Le portrait âpre qu’Atticus Lish dresse de New York après le 11 septembre baigne dans les relents d’une poésie urbaine, sombre et déglinguée qui se déploie dans l’exploration de la faune des laissés pour compte de l’Amérique qui s’amassent à Flushing, dans le Queens. La lente évolution de l’histoire d’amour acerbe et improbable entre Zou Lei, une Chinoise ouïghoure, musulmane et sans-papiers, et Brad Skinner, qui revient d’Irak, met en lumière des vies rétrécies par l’impossibilité de prévoir le lendemain. Pour Zou Lei, l’insécurité du statut d’immigrée clandestine, la peur de la disparition au fond d’une prison ou d’une expulsion inique et aléatoire à cause du Patriot Act, s’incarne dans le sac plastique qui contient toutes ses affaires. Quant à Skinner, sa fréquentation assidue de la frontière ténue qui sépare la guérison du pétage de câble se cristallise dans l’arme qu’il joue à se poser sur la tempe. Fantasme de faire sauter son cerveau et son corps bousillés par le stress post-traumatique, largués par la patrie avec une prime en dollars sur le compte en banque, un sac militaire plein de t-shirts de l’armée et d’un arsenal de gélules à gober pour rester vivant, malgré.
Preparation for the next life, le titre anglais du livre, pourrait renvoyer à ces séances de musculation où les deux amants s’acharnent et s’éreintent comme si un entraînement de forcenés pouvait provoquer « la guérison de Skinner et la régularisation de Zou Lei » et faire basculer leur existence de fantômes vers une vie réelle. — Le très beau titre français évoque quant à lui un conte qui a bercé l’enfance de la jeune Chinoise, l’histoire d’un faucon qui emporterait une enfant par-delà les loups et les bandits, vers la vallée fertile de Ferghana. Il faut d’ailleurs souligner la grande qualité de cette traduction, que l’on doit à Céline Leroy qui a déjà traduit, entre autres, Don Carpenter (éd. Cambourakis), Peter Heller (éd. Actes Sud), Rachel Cusk (éd. de L’Olivier), Jeanette Winterson (éd. de L’Olivier), Rachel Kadish (Sonatine éditions), Laura Kasischke (éd. Christian Bourgois). Pour Parmi les loups et les bandits, elle a su rendre avec justesse la richesse de la langue d’Atticus Lish et le jeu entre dans les différents registres, de l’argot des Afro-Américains et des taulards au mauvais anglais de Zou Lei — notons au passage qu’Atticus Lish a lui-même été traducteur du mandarin. Addict-Culture l’avait d’ailleurs rencontré en février dernier (voir ici). Elle nous avait confié à l’occasion ceci :
« Je travaille pour Buchet·Chastel sur un texte de Atticus Lish, le fils de Gordon Lish, éditeur de Raymond Carver, Preparation for the next life. C’est un livre extraordinaire qui raconte l’histoire de deux personnages : un qui revient de missions en Irak et qui est en plein syndrome post-traumatique, et une immigrée clandestine chinoise musulmane qui arrive à New York, sans papiers bien sûr. Ils se retrouvent tous les deux dans le fin fond du Queens, là où les touristes ne vont pas et les petits écrivains de Brooklyn encore moins. On se retrouve avec des flash-back avec les combats en Irak, et le vocabulaire qui va avec ; et puis la façon de s’exprimer de cette Chinoise qui parle un mauvais anglais. Comme l’histoire se déroule dans le Queens, il y a aussi beaucoup de blacks, de latinos, d’ex-taulards. Là, j’ai droit à tout ! On ne peut pas calquer la façon de parler des noirs du Queens sur celle des noirs de Sarcelles. C’est la même classe sociale, mais ça n’a rien à voir. Il faut que je trouve le moyen d’intégrer un peu du parler banlieue français, pour que le lecteur aie ses repères, mais surtout pas trop. »
Parmi les loups et les bandits a reçu le Grand Prix de Littérature Américaine 2016 et le PEN/Faulkner Award for Fiction 2015.
« La foule déambulait sous les voies du métro. Les panneaux publicitaires mettaient en garde contre l’hépatite. De grands Africains bleu-noir gesticulaient, vendaient des marchandises dans la rue. Peu de place pour marcher à cause des vendeurs. De la gélatine de calamar en bloc grésillait sur un gril. Elle sentit l’odeur du charbon. Les brochettes de poulet coûtaient un dollar. Mais tu ne peux rien acheter tant que tu n’as pas de travail, se dit-elle. Dans la cohue, elle aperçut un visage américain, un type avec des tresses sur le crâne, qui lançait des regards obliques, se faufilait entre les gens, et qui se mit à la mater. Elle s’éloigna, se dirigea vers les barres d’immeubles qui existaient avant l’arrivée de tous les Asiatiques dans son genre, les boat people et ceux des campagnes avec leurs dents en or, ceux qui avaient grandi sous le communisme, contracté un emprunt et construit quelque chose. Les sacs-poubelle noirs humides s’élevaient pareils à des murs le long du trottoir, un chenal qu’il fallait traverser. Il y avait trop à voir, et elle remarqua de petites choses. Elle vit une coiffure, une iroquoise noire, le crâne bronzé rasé sur les côtés, et puis elle vit le visage de l’homme, et son intuition avait vu juste, il était mexicain et effectuait des livraisons pour un homme avec un bracelet en jade qui connaissait assez d’espagnol pour lui dire quoi faire. Elle passa devant des canards suspendus à des crochets en acier dans des vitrines enfumées de graisse où elle demanderait du travail. Tout le monde lui ressemblait, se dit-elle, et elle ne voyait pas la police. »
Parmi les loups et les bandits, Atticus Lish, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Buchet·Chastel, 2016.