[dropcap]L[/dropcap]’écrivaine américaine non romanesque Eula Biss tourne autour du capitalisme comme un papillon autour de son lampadaire. Mi-fascinée mi-dépitée par un ordre économique qui semble régir chaque aspect de notre vie – des valeurs des cartes Pokémon échangées dans les cours de récréation jusqu’aux bullshit jobs décriés par le sociologue David Graeber –, elle évoque, au détour de courts chapitres thématiques et autobiographiques, ce qui fait l’essence et la perte de sens de nos sociétés occidentales de plus en plus soumises aux diktats du marché. Chaque anecdote rapportée est ainsi l’occasion de questionner les rapports de genre ou de domination, le consumérisme, la richesse ou la pauvreté, le crédit (notamment étudiant) ou encore la précarité (de nos métiers, de nos objets, de notre condition sociale). Et pour ce faire, Eula Biss revoit ses classiques, puisqu’elle cite volontiers John Kenneth Galbraith, Thorstein Veblen ou Karl Marx.
Du Potemkine publicitaire au marché de l’immobilier, des meubles IKEA à l’écriture, des rapports ambivalents entre Virginia Woolf et sa domestique à ceux, plus complexes, entre le capitalisme et le développement humain, Eula Biss se livre à une lecture sporadique et critique d’une société américaine où tout se valorise, se marchande, s’exploite et/ou se gaspille. Surtout, l’auteure verbalise la manière dont cette société entre en résonance avec son propre parcours d’artiste idéaliste et d’universitaire accomplie. Parce qu’elle habite un quartier en voie de gentrification, qu’elle jouit de privilèges évidents et fait partie des 25% de ménages les plus riches de son État, qu’elle a parfois l’impression de brûler littéralement son argent (notamment en rénovant le chauffage de sa maison) ou que son conseiller financier lui suggère des investissements « agressifs », elle en vient, presque malgré elle, à exhiber et problématiser les nombreuses contradictions dont elle est porteuse. Mais ce n’est pas tout : Avoir et se faire avoir se penche sur les flottements syntaxiques inhérents à un capitalisme radiographié mais pas tout à fait objectivé – le travail, le labeur, le service, la servitude – tout en arborant, en bandoulière, l’éthique personnelle d’une écrivaine qui s’inscrit en faux contre le système dans lequel elle évolue – et s’épanouit matériellement.
Les chapitres se succèdent rapidement – ils font quelques pages tout au plus – et se consomment en fast-reading, comme si la gestion du temps échafaudée par Eula Biss contenait elle-même, par analogies, des indications précieuses sur la nature du capitalisme. Ces titres qui se recyclent, ces questionnements autour de l’espace ou du confort, ces citations et allusions en cascade participent eux aussi, au moins indirectement, à cette mise en miroir des sociétés de consommation occidentalisées. Avoir et se faire avoir peut aussi se prévaloir de rendre concrets des concepts théoriques parfois alambiqués, sur les injustices sociales, la consommation ostentatoire ou les rapports de domination. S’il fallait résumer la démonstration d’Eula Biss, on pourrait mettre en exergue l’inconfort du confort, cette position paradoxale, caractérisée par les dissonances cognitives, faisant d’un individu « éveillé » (aux enjeux sociaux, économiques, environnementaux…) quelqu’un qui demeure prisonnier d’un substrat matériel et culturel qui tend à recouvrir, tel un linceul, toute son existence.
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Avoir et se faire avoir d’Eula Biss
Traduit par Justine Augier
Rivages, août 2022
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Image bandeau : Pixabay