[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]près le beau succès de Grossir le ciel auprès de publics très divers, on attendait avec une certaine fièvre ce Plateau-là. N’y allons pas par quatre chemins : ce roman est une merveille.
Dès les premières pages, une évidence : si, dans Grossir le ciel, Franck Bouysse s’était attaché à une écriture sobre, adaptée à une histoire terrible et aux paysages arides des Cévennes, on retrouve dans Plateau ce qu’on avait pressenti dans ses romans précédents, Pur sang et Vagabond : un amour de la langue proche de l’enivrement, la recherche éperdue du mot à la fois juste et musical, des phrases tantôt sinueuses, tantôt abruptes, comme le plateau du titre, un lyrisme poétique libéré. Vous avez peur ? Vous ne devriez pas : ce que réussit merveilleusement Franck Bouysse justement, c’est entraîner son lecteur dans une sorte de ravissement, d’hypnotique voyage au cœur d’une histoire âpre, au cœur de la langue, au cœur d’un pays. C’est très simple : pour suivre le romancier, il suffit de lâcher prise et de faire confiance. Si Plateau est très « écrit », comme on dit, il n’est jamais surécrit, et on sait gré à Franck Bouysse pour la confiance qu’il a en son lecteur, pour le courage déterminé de sa démarche d’auteur. A nous, maintenant, de la mériter.
Le plateau du titre, c’est ce lieu en Corrèze,
« le pays des sources inatteignables, des ruisseaux et des rivières aux allures de mues sinuant entre le clair et l’obscur. Un pays d’argent à trois rochers de gueules, au chef d’azur à trois étoiles d’or. »
C’est le lieu où vont se jouer plusieurs destins d’hommes et de femmes. S’il y a dans Plateau davantage de personnages que dans Grossir le ciel, il n’en est pas moins question ici de solitudes. Et d’amour aussi, et de chair, beaucoup. Sur le plateau, un chasseur furtif et sans pitié… Et puis Karl le croyant fou, ancien boxeur venu se réfugier là, pourquoi ? Virgile le mécréant, le fermier, son compagnon de chasse, qui est en train de perdre la vue. Judith, Jude, la femme de Virgile qui est en train de perdre la tête. Coralie, Cory, jeune femme battue nièce de Judith, venue se cacher là pour fuir son homme-torture, et qui devra partager la caravane de Georges. Georges, le neveu de Jude et Virgile dont les parents ont péri dans un accident de voiture, le fils qu’ils n’ont jamais pu avoir.
Des protagonistes aussi « taiseux » les uns que les autres, dont les silences vont aboutir à une tragédie, à mi-chemin entre Shakespeare et la tragédie grecque. A la moitié, page 145 exactement, le roman bascule. Là où étaient tapies tensions, rancœurs et douleurs, comme si un barrage s’était rompu, vont commencer à se déverser des flots de mort, de violence et de destruction… Parmi les temps forts du roman, ceux, bouleversants, où Franck Bouysse décrit Jude, cette femme dont la propre personne est en train de lui échapper, qui le sait et ne peut pas le supporter. Et puis les personnages de Karl et de Georges, qui donnent à l’auteur l’occasion de livrer une vision hallucinante de ce que peut devenir le désir quand il est nié, ligoté, bâillonné.
Franck Bouysse réussit là où beaucoup d’autres ont échoué, avec une œuvre où le style est entièrement au service d’une intrigue magnifique et d’une vision de l’humain à la fois compassionnelle et très noire. Nous sommes en janvier, avec déjà une certitude : Plateau est un des très grands romans de 2016.
Franck Bouysse, Plateau, La Manufacture de livres, collection Territori
Image bandeau : William Didier-Pouget, Hauts Plateaux de la Corrèze, Huile sur toile, 1903