[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#82621e »]A[/mks_dropcap]vec la parution de Génial et Génital, l’éditeur associatif toulousain Le Grand Os fait d’une pierre trois coups. En plus de donner un texte au ton unique, il nous offre une rare traduction de la littérature khmère contemporaine, et rajoute un volume à sa petite collection poc!, qui, soit dit en passant, ravira tous les bibliomanes pour ses couvertures au graphisme impeccable.
Dans la préface à ce recueil de quatre nouvelles, son traducteur Christophe Macquet dresse la fiche d’identité littéraire de Soth Polin (il faut d’après lui prononcer «Sotte Pauline»).
Né en 1943 au Cambodge, journaliste, anarchiste de droite et un temps soutien d’une monarchie renversée par l’histoire, aujourd’hui exilé anonyme en Californie. Auteur culte, paraît-il, pour quelques férus d’une littérature qu’on n’ose dire underground : disons plutôt qu’elle flirte avec les limites du dicible et de l’inconvénient d’être né.
Auteur de L’Anarchiste, un roman écrit directement en français toujours disponible en poche à La Table Ronde et préfacé par Patrick Deville. Aujourd’hui l’un des rares représentants parvenus jusqu’à nos contrées de la littérature khmère. Langue qui plonge ses racines dans l’antique, elle s’est, un peu à l’image de l’hébreu, inventé de toutes pièces une littérature d’avant-garde en plein milieu du XXe, nécessité historique de créer une nation moderne faisant loi.
Ses potentialités poétiques et humoristiques sont décapantes, et Soth Polin l’utilise volontiers en l’hypersexualisant (où l’on apprend notamment qu’il existe une langue dans laquelle on utilise un seul et même mot pour «sperme» et pour «cyprine», et que ce mot se traduit littéralement par «l’eau du désir» ; et que le verbe pour «embrasser» signifie littéralement «respirer le parfum d’une fleur»).
D’après le portrait de l’auteur-culte en vieil homme, Soth Polin semble vivre à 74 ans à Long Beach un peu comme un clochard céleste, précaire mais absolument libre.
Génial et Génital, c’est la somme de quatre courtes nouvelles d’une remarquable cohérence, stylistique et dans leur matière. Le style, c’est le récit fiévreux à la première personne des mésaventures amoureuses de types à l’existence médiocre dans le Cambodge en voie de destruction de la fin des années 60. La matière, c’est une descente frappante dans les méandres de ce qu’il faut bien appeler le masochisme amoureux, la volonté permanente de se traîner plus bas que terre face à la femme aimée, le goût de la servitude volontaire et de la haine de soi. Prêtez bien attention au titre de chacun de ces morceaux de bravoure.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]ans Communiquer, disent-ils, un médiocre employé, timidement amoureux d’une de ses collègues de bureau, vit l’essentiel de sa vie dans sa tête, sans jamais pouvoir extérioriser ses sentiments. Comme tous les taiseux, il bouillonne intérieurement et parfois s’exalte de rêves de grandeur (celui-ci rêve à la gloire passée du royaume khmer). Un jour que sa belle lui propose de la suivre dans une virée à la mer entre collègues, il fait l’expérience de la consternation en entendant la banalité des discussions auxquelles il voudrait pourtant prendre part. Il n’est question que de bagnoles, de clopes et de belles actrices, mais de ces platitudes, le commun des mortels se contente bien. Il s’ouvre à sa fiancée de son impossibilité à dire : elle l’achève en lui assénant cette désolante philosophie qui fait diablement écho à notre époque :
Quel besoin d’avoir quelque chose à dire ! Quel besoin ! On COMMUNIQUE ! C’est tout ! On COMMUNIQUE !
Pour la fonction poétique du langage à laquelle rêvent les idéalistes, c’est plutôt loupé, et ça le restera :
Le jour où j’ai compris que je ne serais jamais que le gardien absurde, le concierge inutile de la salle du trésor, que je camperais toujours dans l’antichambre de mon idéal, le choc a été terrible. Terrible. Je me suis effondré à l’intérieur de moi-même.
Tout mon espoir à terre. Les ailes coupées.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]ans Ordonne-moi d’exister (sic), un pion insignifiant, renvoyé du lycée privé dans lequel il exerçait (et par simple compression de personnel, même pas la décence de mériter son renvoi par une faute lourde), s’enlise dans une léthargie domestique sans fin et va en être sorti par sa femme. Excédée par son apathie, elle va s’improviser du jour au lendemain matrone de maison (on n’ose dire «maîtresse») et accabler le paresseux d’ordres domestiques dont celui-ci va se régaler. Découvrant les joies de la servitude volontaire, il ne trouvera désormais d’autre plaisir ni de sens à sa vie que dans l’obéissance aveugle aux corvées de ménage et de cuisine que lui donne sa femme :
Grâce aux ordres de ma femme, j’avais repris des forces, je m’étais remis en marche, JE FONCTIONNAIS À NOUVEAU NORMALEMENT.
Mais la patience de Madame face à la langueur morbide de Monsieur n’aura qu’un temps. Ce qui doit arriver arrive, quand elle trouve un amant plus dégourdi que l’homme de la maison. Comble du vice, elle partira sur un dernier ordre humiliant.
Il est en bas, dans sa voiture. Il m’attend. Tu as été très serviable jusqu’ici, Sam On, et je voudrais que tu sois gentil une dernière fois, et que tu m’aides à porter ma valise jusqu’à la voiture. C’est la dernière chose que je te demanderai.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]a Mutation des êtres, au titre et au contenu qui rappelle le tragique de la permanence et de l’éternel recommencement de la philosophie bouddhiste, met en scène la seule tentation de se révolter du recueil. Ratée, ça va sans dire. Un père de famille nombreuse réalise en toute candeur, et devant ses enfants déjà grands et sa femme qui pourtant l’a toujours aimé, que le temps a passé et qu’il s’est plié à la routine du quotidien. Alors, subitement, au cours d’un repas de famille comme il en a pourtant vécu des milliers d’autres, il se pique d’une franchise haineuse et déverse sa haine et ses fantasmes d’humiliation sur ceux qui ne lui ont rien fait. À sa femme, pétrifiée :
Non mais t’as vu ton cul, la matrone ? Il est énorme, ton cul ! On dirait une jarre (…) ! Je ne te connais pas, moi, grosse dondon, vieil hippopotame ! Celle que j’ai épousée était belle et svelte…
L’imbécile à qui l’on montre la lune de la domination sociale regarde le doigt de la vie familiale, son seul refuge, pourtant, et s’en prend aux seuls êtres tendres avec lui : ses enfants subiront un langage du même acabit, et serreront les coudes pour résister à cette vague subite de violence en protégeant leur mère effondrée.
Dans un récit truffé de références spirituelles, il y aura quand même une forme de justice presque religieuse :
J’avais compris.
À partir de ce jour, elle n’aurait plus jamais peur de me perdre.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e recueil se conclut par la nouvelle à la violence la plus saisissante, C’est comme tu veux, Na. Ici aussi, le titre dit tout ou presque. Le protagoniste de la deuxième nouvelle se voyait obligé de porter les hardes de sa femme à la voiture de son amant, celui de la dernière se vautre carrément dans l’esclavage face à sa maîtresse exaspérée de son indécision et de sa passivité. Remède radical : elle le laisse l’accompagner à la chambre d’hôtel où elle doit retrouver son amant…
Mais interdiction absolue de la toucher, ce qui, quand on souffre d’une lourde addiction sexuelle, pose quelques problèmes de nervosité. Les injures et les métaphores canines se multiplient, et notre narrateur du jour y prend un plaisir mortifère mais sans limites. Il y a du Bataille dans la description de certains de ces fantasmes d’humiliation.
On aurait pourtant grand tort de lire Génial et Génital comme un long délire sadomasochiste sous acide.
Car au fond, ce qu’il y a de plus remarquable dans ces quatre pièces de choix, c’est un parallèle bouleversant entre les mesquineries du couple et celles, bien plus graves, de l’Histoire. L’amant humilié, c’est aussi le khmer idéaliste et patriote face au rouleau compresseur d’une histoire contemporaine qui piétine sa civilisation et sa grandeur disparue.
L’employé ridicule, c’est la condition humaine face à un social déshumanisant et conformiste. Soth Polin recueille le malheur d’être humain au XXe siècle en le confrontant à l’expérience de l’amour intime qui devrait nous sauver, et qui pourtant nous fait couler à pic.