[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]a Manufacture de livres vient de démarrer une collection de textes russes, ZAPOÏ, dont le premier ouvrage, Guerre, de Vladimir Kozlov, donne délibérément le ton : audacieux, réaliste, frontal… (pour en savoir plus sur la genèse de la collection, vous pouvez aller voir là).
2012, dans une ville de province russe. Des personnages. Ou plutôt des groupes de personnes. Des lieux, cliniquement décrits. Des faits, racontés par plusieurs biais narratifs : des articles de la presse locale, des extraits d’un mémoire d’étudiante en politologie, des conversations, voire des interrogatoires. Le style Kozlov, immédiatement identifiable à sa sobriété redoutable, sa distance glaçante, sa précision et son approche cinématographique du récit. Ce roman s’appelle Guerre, et il est aussi âpre que le laisse redouter son titre.
Dans ses deux précédents romans traduits en français par Thierry Marignac, Racailles et Retour à la case départ, parus chez Moisson rouge (lire ici pour en savoir plus) , Vladimir Kozlov nous avait préparés au choc littéraire que constitue la lecture de Guerre. Dans Retour à la case départ, déjà, il avait pris le parti de démarrer chaque moment du roman, comme dans un scénario, par quelques lignes précisant le lieu, la date, l’heure et… la musique. Histoire de ne pas perdre de temps et d’énergie à fournir des descriptions qui détournent le lecteur de ce qui compte vraiment…
Chez Kozlov, punk authentique s’il en est, la musique a une importance prépondérante. Dans Guerre, si la musique est là, elle l’est moins explicitement : elle fait partie de l’atmosphère, de la vie tout court.
Guerre met en scène trois groupes d’hommes et de femmes. Des étudiants révoltés, violemment opposés aux pratiques policières et à la corruption, et paradoxalement réunis par un drôle de type, ex-truand, aux visions politiques fumeuses, sous le nom de Vienne-75, inspiré par la prise d’otages par des terroristes palestiniens et est-allemands de participants à la Conférence de l’OPEP à Vienne en 1975.
Des flics impuissants, sans idéal, corrompus, perdus.
Une communauté installée en pleine campagne, sous l’égide d’un gourou illuminé.
Et pas loin de cette galaxie, un satellite déterminant, Andreï Nikitine, journaliste écœuré par son environnement politique et social. Et sa fille Olga, étudiante en politologie, spécialiste des mouvements anarchistes et gauchistes d’Europe depuis la fin du XIXe siècle, qui, tout au long de ses devoirs qui émaillent le récit, retrace l’histoire du terrorisme européen contemporain.
Sacha et Olga, jeune couple moderne et politiquement tenté par l’action.
Sergueï, la trentaine, chauffeur de taxi occasionnel, homme en colère, agressif, toujours prêt au coup de poing, raciste, xénophobe et fier de l’être.
Ivan, Kevin et Vika, étudiants, musiciens, squatters, gauchistes, punks.
La blonde Jénia, papillon tatoué sur l’épaule, et Sass, son amant plus âgé, homme d’expérience au passé incertain…
Tous différents, tous unis par la révolte, mais finalement pas grand-chose en commun quand on y regarde de près. Cocktails Molotov lancés sur des postes de police, sur les voitures des flics, attaques à la batte de base-ball sur des flics de base, enlèvement d’une femme flic. Qui a fait quoi? « I’ve lost control« , aurait dit Ian Curtis.
Andreï Nikitine enquête sur l’Église du Soleil Éclatant, communauté mystique fondée par un homme, Matveï, qui se fait appeler Père Innocent, dont l’ambition n’est rien moins que de faire de son Église la principale Église de Russie… Avec quelques principes édifiants : censurer la télévision, instaurer des normes vestimentaires obligatoires – plus de minijupes, pour commencer. Joyeux mélange d’anticapitalisme, de retour au bon vieil ordre moral mâtiné de sexualité de groupe… Pour l’heure, une quinzaine de fidèles, jeunes, une majorité de filles. Et quelques Kalachnikov…
Le major Voronko, est chargé de mener l’enquête sur les attaques terroristes. Et bien en peine de comprendre quoi que ce soit à ce qui arrive. Il tâtonne, pose des questions à droite, à gauche, interroge les skinheads du coin, et, entre deux, fume un joint, boit de la vodka et saute la jolie Larissa…
Et puis la Guerre froide, celle qu’a perdue la Russie.
Et pendant ce temps-là, un ex-journaliste, Leonid Nikolski, torturé par la police, meurt à l’hôpital. La juge en charge de l’affaire Nikolski est victime d’une agression. Les boîtes de nuit organisent des concours de fellation. Les Pussy Riot font scandale et se retrouvent en prison.
Kozlov écrit, plan par plan, séquence par séquence, l’histoire de ces quelques semaines, extrait de chaos, concentré de désespoir. Précis, sans pathos, il emmène le lecteur à un rythme impitoyable jusqu’à une fin forcément tragique, probablement inévitable. Tournant résolument le dos au déroulement classique d’une intrigue pourtant bien présente, avec ses retournements, ses trahisons et ses surprises, il la déconstruit pour mieux la propulser.
Guerre exige du lecteur une participation active : renoncer à ses attentes et à son confort en termes de narration, lâcher prise, perdre sa mémoire de lecteur pour suivre Kozlov dans sa détermination et son roman-cinéma. Insidieusement, le « style » Kozlov prend le pouvoir. Guerre est un roman-film, son auteur un écrivain-metteur en scène qui sait exactement où il va et où il veut vous emmener, pour peu que vous acceptiez de jouer le jeu. À l’heure où la Russie n’a pas bonne presse, il est grand temps d’essayer de comprendre ce qui s’y déroule depuis les années 90, les drames qui s’y nouent, la pauvreté, la violence, le pessimisme, la corruption, l’abrutissement de la population, sa soumission à la « fatalité ».
Kozlov maîtrise à merveille l’art de décrire une société par sa marge, et nous balance en 240 pages une magistrale remise en cause de nos certitudes.
Vladimir Kozlov, Guerre, traduit du russe par Thierry Marignac, collection « ZAPOÏ« , La Manufacture de livres
Vladimir Kozlov sur Facebook | Le site de la Manufacture de livres | La Manufacture de livres sur Facebook
Voilà une chronique qui donne sacrément envie de se plonger dans l’oeuvre de ce russe que je ne connais absolument pas!
Merci.
Grand merci ! Si j’ai atteint ce but-là, alors ça me va 😉