[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#dd0202″]V[/mks_dropcap]alentine Goby a rencontré l’œuvre de Charlotte Delbo avant de rencontrer la femme. J’ai fait la connaissance de Valentine Goby avant de rencontrer son œuvre.
C’était un soir, tard. Elle était invitée dans l’émission de Frédéric Taddéi sur France 3 Ce soir ou jamais. Le sujet du débat portait sur l’affiche du disque de Damien Saez, J’accuse, que les régies publicitaires avaient refusé de diffuser dans le métro parisien suite à une recommandation de l’A.R.P.P. (Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité) qui estimait qu’elle présentait un caractère dégradant pour l’image de la femme.
Cette affiche représentait une femme nue à perruque blonde, dont les jambes chaussées de talons hauts dépassaient du caddie où elle semblait avoir été déposée. Un coin de l’affiche portait la mention « J’accuse ». La question était de savoir si, malgré le message qui y était associé, cette image était réellement dégradante pour la femme en question et les femmes en général ou si l’A.R.P.P. faisait un contresens du message véhiculé. Chacun des invités intervenait dans la cacophonie habituelle des émissions de débat jusqu’à la prise de parole intelligente et sensible de Valentine Goby, dont je n’avais jusqu’ici jamais entendu parler. J’ai répété son nom dans ma tête pour le retenir et une recherche internet plus tard, j’ai appris qu’elle était écrivain. J’ai alors acheté un livre, puis deux, puis trois et depuis je n’en manque aucun. Plus uniquement pour Valentine Goby désormais (sauf à pencher du côté d’une adoration pathologique) mais parce qu’après la femme, j’ai rencontré l’œuvre, toute aussi intelligente et sensible.
Hors de question donc que son dernier livre, Je me promets d’éclatantes revanches, échappe à la règle, surtout avec un titre aussi éblouissant.
L’impression générale qu’il me reste de ce livre, c’est celle du mouvement, quelque chose de l’ordre d’une respiration, d’un flux circulatoire, de la vie, en définitive. Car la littérature est mouvante, vivante et Valentine Goby nous en fait ici une éclatante démonstration.
Le mouvement irrigue son ouvrage, sur le fond et sur la forme, et ce, dès l’incipit intitulé « D’une revenante à l’autre » : Marie-José Chombart de Lauwe est revenue d’entre les morts. Au détour d’une conversation sur le projet de livre de Valentine Goby (Kinderzimmer, dont ce livre s’apparente à une genèse a posteriori), elle porte à sa connaissance l’existence de Charlotte Delbo, une revenante, elle aussi.
Ce faisant, elle jette un pont, le premier d’un dense réseau d’interconnexions entre auteur/lecteur, écriture/lecture, intime/extime et qui va se déployer tout au long du livre et au-delà.
C’est cela la littérature : elle lie, elle relie le dehors, le dedans, elle creuse des galeries souterraines dans notre inconscient, dans notre mémoire, elle exhume, elle débusque, elle révèle et elle nous donne à voir des mondes parallèles dont l’accès nous était jusqu’ici refusé. Tout ceci grâce au pouvoir extraordinaire du langage, mais pas n’importe lequel, celui qui engage le corps, qui fait appel aux sensations vécues pour vivre par superposition (et par amplification dans notre « chambre d’échos ») celles vécues par un autre.
Ce langage sensible a donné accès à Auschwitz à Valentine Goby qui est «entrée à Auschwitz par la langue » et il a permis à Charlotte Delbo d’en sortir, en projetant son expérience hors d’elle-même en en faisant une histoire : « l’idée que d’Auschwitz, on peut revenir ; se délivrer par la grâce de l’écriture. ». « Ecrire, la rend à elle-même » dit Valentine Goby de Charlotte Delbo. Ce rétablissement que permet l’écriture, pour employer un terme utilisé en santé mentale – c’est-à-dire la possibilité de redevenir une personne à part entière, en dépit d’un vécu stigmatisant – a été difficilement accepté par les contemporains de Charlotte Delbo et a contribué à limiter la diffusion de son œuvre. C’est en tout cas l’hypothèse que formule ici Valentine Goby. Elle était et devait rester la rescapée de l’indicible, de l’inimaginable, mais elle a refusé le silence et ne s’est pas résolue à« vivre en victime ».
A travers le geste d’écriture de Charlotte Delbo, Valentine Goby interroge le sien en miroir, son origine, ce qui le fonde, la langue qui le définit. Celui de Charlotte Delbo était, au départ, mû par la volonté d’honorer l’engagement moral à porter la voix des autres au-delà de ce territoire « d’avant la géographie ». Quel visage aurait-il pris sans cette expérience et sans ce pacte ? Serait-il seulement advenu ? Valentine Goby questionne et se questionne : « L’art naît-il et dépend-il essentiellement de notre confrontation singulière au monde ? » Elle estime que « l’écrivaine Charlotte Delbo doit tout à Auschwitz, la naissance de sa vocation comme les contours de son territoire littéraire » et ce territoire « n’est rien de moins que celui de la tragédie humaine », celle-là même qui traverse les âges et prend tous les visages pour réincarner « la même misère, l’inexorable cruauté de l’homme sur l’homme ». Si Charlotte Delbo était encore parmi nous (elle est décédée en 1985), Valentine Goby se demande « quel chagrin l’aurait saisie ». Et le monde d’aujourd’hui, comme celui d’hier, n’en manque pas.
Par une forme de mise en abyme, nous lisons un regard : celui de Valentine Goby lisant Charlotte Delbo. Ou plutôt, nous lisons une rencontre, la convergence de deux regards sur la littérature, dans ses deux mouvements de lire/écrire : celle qui relie, qui ouvre des portes en soi et sur les autres, celle qui délivre, qui répare, qui fait rempart à l’oubli, qui émancipe, qui réhabilite. Celle qui nous justifie.
« En retour, nous ne pouvons nous contenter du hasard pour expliquer le battement de nos cœurs : être vivants plutôt que morts ne peut plus être égal. Faire quelque chose, c’est transformer la vie en une chance. »
Je me promets d’éclatantes revanches de Valentine Goby
éditions L’Iconoclaste 30 août 2017