[dropcap]D[/dropcap]ans son dernier ouvrage, Tout une moitié du monde, Alice Zeniter se déclare en recherche d’autres formes que le roman as usual pour dire notre temps. Il se pourrait que Strega, premier texte traduit en français de Johanne Lykke Holm qui parait cet automne aux éditions La Peuplade puisse, en ce sens, se voir qualifier du titre prometteur de roman not as usual. Tout commence pourtant comme la plupart des textes en plantant un personnage au centre du décor, la jeune Rafaela, s’éveillant nue au milieu de sa chambre; la fenêtre est ouverte. Mais loin de sortir d’une simple nuit, c’est de son enfance en totalité qu’elle semble brusquement émerger, devant quitter ses parents et partir là où on l’envoie, à Strega, dans un mystérieux hôtel niché au creux des montagnes. Là-bas, il lui faudra, comme huit autres jeunes filles expédiées au même endroit pour les mêmes raisons, apprendre à devenir, à épouser (!) le rôle que la société assigne aux femmes, c’est-à-dire apprendre méticuleusement des gestes codifiés qu’il faudra répéter à l’infini auprès des enfants, des hommes et de celles qui, n’ayant pas eu la force ou la possibilité de transgresser, ont choisi de perpétuer l’ordre établi.
« Je pensai : si quelqu’un prenait une photo de ce lit, toute personne sensée se dirait qu’il s’agit de la reconstitution du meurtre d’une petite fille ou d’un enlèvement particulièrement brutal. Je savais que la vie d’une femme pouvait se transformer à tout moment en scène de crime. Je n’avais pas encore compris que je vivais dans cette scène de crime, que la scène de crime n’était pas le lit mais mon corps, que le crime avait déjà eu lieu. »
Johanne Lykke Holm
Et c’est sans doute la première grande invention de ce texte, que de nous dire d’emblée que l’accidentel, le contingent, n’a déjà plus à intervenir dans le récit – puisqu’il est d’ores et déjà arrivé –, et qu’en quelque sorte, il précède les personnages. Que le crime ait eu lieu, le lecteur va s’en rendre compte très rapidement car la très grande majorité des pages en portent la trace inquiétante. Des robes aux moisissures, en passant par un escalier ou un ballon, et bien sûr l’énigmatique hôtel Olympic, tout ou presque y est rouge, couleur sang, comme si quelqu’un, quelque part, s’était coupé la main et avait de manière irrépressible répandu des gouttes sur toutes les pages, tout au long du récit. Un récit où toutes les sensations seront conviées, où les personnages progressent dans l’intrigue à partir de leur corps, en tant que corps; vue, odorat, ouïe, mains caressant, effleurant, agissant. Aussi, en miroir, nos sens seront eux aussi constamment en alerte, tant les odeurs, les images et les sons sont omniprésents et particulièrement féconds pour stimuler notre imaginaire.
« Vint le jour où nous dûmes sortir dans le parc pour récolter des fruits avant qu’ils ne tombent par terre et qu’ils ne pourrissent. Il y avait des pommiers et des pruniers, des cerisiers et des mirabelliers. Nos mains se levaient et se baissaient. Nous avions des paniers et des couteaux. Je m’agenouillai à côté d’un buisson d’églantier. Je passai la main sur les fruits dodus jaune ardent. Une brume rouge flottait sur la pelouse. Je m’assis dedans et inhalai le rouge ».
Johanne Lykke Holm
Nous savons depuis une mythique chanson (comment ne pas y songer !) que les hôtels sont propices aux rétentions arbitraires et irréversibles ainsi qu’aux ambiances étranges et maléfiques. L’hôtel Olympic, où les neuf jeunes filles sont retenues, ne fera pas exception. Le récit devient rapidement fantastique et onirique, bercé par des images sublimes où les chevelures des jeunes filles, sous la plume de Johanne Lykke Holm (et celle sa traductrice Catherine Renaud), se répandent « comme de l’encre renversée ». Elle nous décrit le groupe de ces neuf jeunes filles qui apprennent peu à peu à vivre ensemble, alanguies, étendues les unes sur les autres et la force évocatrice du texte se matérialise immédiatement pour le lecteur. Le groupe des jeunes filles prend alors forme, devient peut-être la plus belle des compositions de marbre blanc veiné de bleu sombre, presqu’aussi réelle que si nous pouvions la toucher, les toucher.
Leurs corps sont d’ailleurs constamment en contact, travaillant intensément sous la direction des trois responsables féminines de l’hôtel et nous accompagnons les jeunes filles, dans les chambres ou les vestibules, aux prises avec leurs activités domestiques, leurs rêveries et leurs peurs. C’est Rafaela, la narratrice, qui nous décrit la solidarité naissante entre ces destinées communes, sa rencontre avec son amie, bientôt adorée, Alba, et ce qui va arriver à Cassie. Oui, parce que même si tout est déjà arrivé, tout arrive encore et encore. Et dans cet hôtel d’abord sans client, les responsables vont organiser une fête où des hommes seront présents. À l’issue de la soirée, celle qui était la première jeune fille rencontrée par Rafaela à son arrivée, Cassie, deviendra introuvable.
« Trois jours après sa disparition, il se passa quelque chose. Quand nous nous réveillâmes, le dortoir était plongé dans une brume impénétrable. Il régnait une odeur d’abattoir. Il régnait une odeur de fumée montant d’un bûcher crépitant. D’un seul coup, tout s’était assombri. La peur des premiers jours avait aussi contenu la détermination des premiers jours. Une exaltation qui nous avait fait téléphoner, préparer du thé, distribuer des aspirines et des couvertures. Mais au troisième jour vint la paralysie. Elle nous fit baisser et laisser les bras le long du corps, impuissants, les mains tournées vers le plafond. »
Johanne Lykke Holm
Si les hommes viennent prêter mains fortes à la recherche de l’introuvable Cassie, ce ne sera que de loin, comme par excuse ou hasard. Les nonnes du prieuré voisins, elles aussi, se joindront aux recherches, elles qui ont déjà fait d’autres choix pour se mettre à l’abri du monde. Les pages que consacre l’autrice, à plusieurs reprises, aux rituels qu’engage le groupe de jeunes filles pour honorer la mémoire de leur amie disparue, sont particulièrement fortes. Elles entourent les reliques de Cassie comme si celles-ci contenaient l’ensemble des traces, l’ensemble de ce qui reste de tous les corps de toutes les femmes disparues, comme si ce qu’elles sanctifiaient était un corps unique, une chaire constituée de toutes les douleurs de tous les temps.
Car on l’aura compris, ce que fait entendre Strega de manière si fracassante, c’est le bruit, l’écho du long martyr des femmes en ce monde, l’aride chemin de croix de celles qui ont déjà été tuées d’avance, ou peut-être qu’on tue inlassablement, même si à la fin du jour elles sont parfois, ou paradoxalement souvent, encore vivantes. Un chapitre du roman de Johanne Lykke Holm est à ce titre inoubliable, car il s’y joue quelque chose qui s’apparente à un exercice de réappropriation de la mémoire, tant pour la narratrice que pour son lecteur. Rafaela y pense à son meurtrier. Bien sûr c’est leur amie Cassie qui a disparu et il est à craindre qu’elle ait effectivement rencontré un meurtrier, mais Rafaela, bien vivante, nous parle de son meurtrier à elle, en fait du meurtrier de toutes les femmes, de NOTRE meurtrier. Ce meurtrier, c’est cette figure que nous avons croisée tellement souvent que nous ne nous en rendons peut-être même plus compte. C’est celle que systématiquement, dans le regard du chauffeur de taxi ou celui du cycliste croisé dans une rue un peu sombre, nous avons toujours vue, sans en avoir réellement conscience. Il est, ils sont notre meurtrier, et même si nous avons eu de nombreux moments où nous n’y pensions pas, notre corps lui y pensait et savait. Et si «seules certaines seront choisies », pour achever ainsi leurs vies, « [n]ous sommes toutes candidates » et l’avons toujours été.
Conte fantastique, film intérieur des peurs et angoisses d’une commune condition de genre, Strega est un roman qui propose un voyage fantasmagorique puissant, dont on revient déstabilisé, éclaboussé de « lait et de sang », habité d’images aussi somptueuses qu’angoissantes. Johanne Lykke Holm qui enseigne l’écriture des femmes à l’École des sorcières au Danemark écrit nos désastres intimes comme elle ferait des tableaux, jetant ici de la couleur et là de la matière nous laissant spectateurs, impuissants mais émus, de leur ruissellement.
[divider style= »dashed » top= »20″ bottom= »20″]
[one_half]
Strega de Johanne Lykke Holm
traduit par Catherine Renaud
La Peuplade, septembre 2022
[button color= »gray » size= »small » link= »https://lapeuplade.com » icon= » » target= »true » nofollow= »false »]Site web[/button][button color= »blue » size= »small » link= »https://www.facebook.com/lapeuplade/ » icon= » » target= »true » nofollow= »false »]Facebook[/button][button color= »pink » size= »small » link= »https://www.instagram.com/editionslapeuplade/ » icon= » » target= »true » nofollow= »false »]Instagram[/button][button color= »green » size= »small » link= »https://twitter.com/lapeuplade » icon= » » target= »true » nofollow= »false »]Twitter[/button]
[/one_half][one_half_last]
[/one_half_last]
[divider style= »dashed » top= »20″ bottom= »20″]
Image bandeau : Photo by le Sixième Rêve on Unsplash
- Phrase de lancement: Avec Strega, récit halluciné du destin de neuf jeunes filles prisonnières de leur avenir, Johanne Lykke Holm entrouvre une fenêtre magique sur la mémoire intime des femmes