[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#247cb3″]D[/mks_dropcap]ans la catégorie des romans attendus de pied ferme pour cette rentrée littéraire, on peut affirmer sans trop s’avancer que ce Cœur de l’Angleterre se classe dans les favoris. Il y a plusieurs raisons à ce constat. La première est que Jonathan Coe jouit par chez nous d’une côte de popularité qui ne se dément pas, tant du côté des critiques que de celui des libraires ou du public.
Depuis la parution de Testament à l’Anglaise (Gallimard – 1995), l’homme et son oeuvre sont suivis avec attention et déçoivent rarement. La seconde est qu’il remet en scène dans ce récit des personnages rencontrés en 2003 dans Bienvenue au Club et en 2006 dans Le Cercle Fermé, faisant de ce nouveau roman la conclusion d’une trilogie fort appréciée.
Enfin, et on touche vraisemblablement ici le motif véritable de cette curiosité, Jonathan Coe écrit ce que l’on peut considérer comme LE roman du Brexit, à tout le moins la première fiction sur ce coup de tonnerre dans l’Histoire de son pays, cette révolution que personne ou presque n’avait vue arriver.
Observateur affûté des mœurs de ses congénères et de l’évolution politique de son pays, Jonathan Coe, avec ce singulier mélange de tendresse, de colère et d’ironie mordante, revient, à travers le destin de quelques-uns de ses personnages, sur les dernières années qui menèrent l’Angleterre au point où elle en est aujourd’hui, dans l’incertitude totale sur son avenir.
Ainsi qu’il le fait dire à un de ses personnages, sous-directeur adjoint de la communication de David Cameron, dans un dialogue aussi drôle que cruel :
On est dans la merde jusqu’au cou. C’est le chaos. On court dans tous les sens comme des poulets sans tête. C’est le grand n’importe quoi. On est dans la merde in-té-gra-le. (…) C’est le chaos dans tous les sens du terme, et tout le monde court. Personne ne s’attendait à ce résultat. Personne n’était prêt. Personne ne sait ce qu’est le Brexit. Personne ne sait comment s’y prendre. Il y a un an et demi, ils disaient tous « Brixit ». Personne ne sait ce que Brexit veut dire.
Tout est dit en quelques lignes mais Coe ne se contente pas de railler la vue à court terme des politiques de tous bords, et c’est là que le roman prend son ampleur, dans cette quête plus profonde des raisons qui ont mené à ce vote explosif.
Construit en trois parties (L’Angleterre joyeuse, L’Angleterre profonde et La vieille Angleterre), il explore à la fois la géographie physique du pays avec les bouleversements qu’elle connaît et la géographie intime de ses protagonistes, assez nombreux et différents pour pouvoir représenter un panel relativement fidèle de la population britannique.
Loin de toute analyse à l’emporte-pièce, Jonathan Coe évite la caricature et parvient à montrer à quel point les raisons du Brexit sont nombreuses, et différentes selon les tenants du « Leave !« . Si le débat s’est effectivement focalisé dans les derniers jours sur les chiffres de l’immigration, dans un climat de haine entretenu par l’extrême-droite, bon nombre de britanniques ont voté pour bien d’autres raisons, comme le désir de retrouver leur souveraineté , la méfiance envers une Europe désunie, ou le ras-le-bol des exigences de Bruxelles.
Entremêlant avec brio les destinées de ses protagonistes à l’histoire de leur pays, Jonathan Coe prouve une nouvelle fois son savoir-faire et retrouve ce ton qui a su séduire depuis ses débuts en littérature, capable de provoquer des éclats de rire (en particulier lors des rencontres entre Doug et l’inénarrable Nigel Ives, conseiller politique sus-cité) comme de serrer la gorge, à l’instar de ce long monologue de Colin, vieillard déboussolé par l’évolution de son pays et la disparition de l’usine dans laquelle il a travaillé toute sa vie.
Chronique douce-amère des années pré-Brexit, Le Cœur de l’Angleterre tient toutes ses promesses (ce qui n’est pas le cas de tous les poids lourds de cette rentrée) et clôt brillamment cette trilogie commencée il y a plus de quinze ans. S’il venait à l’auteur l’idée d’en faire une quadrilogie avec un volume consacré aux années à venir, on ne lui en tiendrait pas rigueur, bien au contraire, curieux de profiter une dernière fois de son analyse, tendre, féroce et lucide à la fois.
Le roman du post-Brexit reste à écrire et Jonathan Coe semble le mieux placé pour s’en charger.