[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e film commence par un gros plan sur Louis, interprété par Gaspard Ulliel, alter égo farouche et romantique, en voyage en avion, sa voix, en off, nous annonce qu’il revient sur ses pas, voir ceux qu’il n’a pas vus depuis douze ans, sa famille (« l’infamille » dirait Christophe Honoré) mais aussi et surtout pour leur annoncer sa mort « prochaine et irrémédiable ».
L’enjeu est posé d’emblée comme un drame cornélien : “Rattraper le temps perdu, non. Prévenir du temps qui reste” précise en voix-off notre narrateur. Mais lui laisseront-ils seulement le choix de leur dire ? Ce qui est jouissif, c’est que le spectateur est dans la confidence, il y a tellement de films qui auraient joués sur l’avènement de cette révélation ; ce qui importe ici au réalisateur Xavier Dolan, ce n’est pas tant ce qu’il y a à révéler précisément que les sentiments que vont soulever nécessairement la suspension de cette révélation. Car ce qui se joue entre les personnages est en dehors de ça au final. Le film parle avant tout de l’incommunicabilité, de l’étrangeté qu’il y a à retrouver les siens après tant de temps (« J’ai peur d’eux » dira même Louis à un ami au téléphone).
Après ce prologue intime, le voyage de Louis continue en taxi sur une bande son efficace qui se termine quand tout commence : le fils prodige arrive devant le pavillon familial où tous l’attendent et il le sait. Ils sont là derrière la porte. Tout peut arriver. Adapté de la pièce Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce, écrite en 1990, alors qu’il se savait atteint du sida, on peut dire de ce sixième long-métrage de Xavier Dolan qu’il est son plus abouti et plus mature à ce jour. Moins sauvage que J’ai tué ma mère (2009), moins glamour que Les amours imaginaires (2010), moins sec que Tom à la ferme (2014), moins hystérique que Mommy (2015), ce film serait un peu la somme des univers empruntés jusque là, avec l’omniprésence de la figure maternelle.
Ici la mère c’est la géniale Nathalie Baye, perruque noir corbeau, maquillée comme dix camions volés, ongles longs et carnassiers. Il y a l’autre frère, Antoine, une sorte de passif agressif joué par un Vincent Cassel parfait car rarement aussi bien dirigé, Léa Seydoux la petite sœur cadette qui grandit dans l’ombre de ses frères, et Marion Cotillard, la belle-sœur, la douce et silencieuse Catherine dont tout le monde se moque tantôt gentiment comme la sœur et la mère ou plus méchamment comme Antoine qui la remet sans cesse à sa place disant que ce qu’elle raconte n’intéresse personne.
Ce n’est pas pour autant un portrait de famille au vitriol. Xavier Dolan les filme avec beaucoup de tendresse, donnant un contrepoint subtil et nécessaire à des rôles en apparence stéréotypés. Un supercasting qui je le reconnais me rendait sceptique sur le papier et pourtant des plus réussis. Alchimie explosive entre les acteurs qui ont tous là des rôles extrêmement forts. Xavier Dolan filme tout ce petit monde en cadres serrés, les enfermant chacun dans ses propres ressentiments, et lorsqu’il les filme en plan large c’est pour les faire sortir du cadre les uns après les autres comme lors du repas. On sent en regardant le film une mise en scène digne d’un orfèvre : tout est parfaitement pensé et maîtrisé, jusqu’à cette image de l’oiseau à ressort, très belle métaphore qui ouvre et ferme le film et qui contient en elle-même tout l’indicible. Xavier Dolan est à chaque étape de la création, il a écrit, réalisé, coproduit, monté lui-même le film, et conçu les costumes des personnages, c’est dire à quel point il met toute son âme et énergie dans son film !
Tout a changé et rien n’a changé. Ceux qui sont restés ont subi l’absence de Louis. Ils se remémorent des anecdotes, seul lien qui les unit, ce passé commun, ce vivre ensemble qui aujourd’hui n’existe plus, seuls demeurent les liens du sang mais signifient-ils seulement encore quelque chose ? L’émotion va crescendo, ce qui se trame dans les regards et les silences, dans les cris et les portes qui claquent, tient davantage du thriller que du drame social. Les scènes sont puissantes, comme celle entre la mère et Louis dans une dépendance de la maison, entre incompréhension et déclaration d’amour, la scène en voiture entre les deux frères, viscérale et magnifique ; ou encore entre les rencontres furtives entre la belle sœur Catherine (Marion Cotillard bouleversante !) qui tombe sur Louis qui sort de la salle de bains, pas dupe du champ de ruine de cette famille rongée par la souffrance et qui exprime ce que les autres ne sont pas capables de dire. Elle, on le devine, qui a compris la raison de la visite de Louis.
Il y a aussi des scènes plus légères où les échappées sont les bienvenues, comme cette chorégraphie maladroite entre Léa Seydoux et Nathalie Baye, où le passé tangible les réunit par la force des souvenirs. Ou encore la sublime scène de réminiscence de Louis dans la remise où il se souvient de son premier amour, Pierre. Les dialogues sont magnifiquement écrits, entre non-dits ou explosions de mots. Xavier Dolan réussit un dosage parfait entre une situation théâtrale extérieure posée et une mise scène qui parvient magistralement à filmer l’intime de ce que vivent les personnages au plus profond de leur être. Il joue sur la netteté, la profondeur de champ, les retours dans la mémoire, et petit à petit montre ce vernis qui craque, ces fêlures qui les mettent à nus, les révélant sous leur humanité la plus touchante d’êtres qui sentent et souffrent. Là où certains réalisateurs se situent seulement en esthètes, Xavier Dolan traite à fond son sujet et nous parle de sentiments. Son film est totalement habité et transcende un sujet universel.
Un portrait de famille en coup de poing, totalement bouleversant à l’image de ce jeune réalisateur talentueux et hypersensible qu’est Xaxier Dolan. Du très grand cinéma récompensé à Cannes cette année par le Grand Prix.
Le film sort le 21 septembre 2016.