J’avais déjà été fortement impressionnée par l’album Monozande dont je vous ai parlé lors de la rentrée littéraire. L’album était petit et fin. Quand j’ai su que Kamel Khélif sortait un nouvel album en ce mois d’octobre, Dans le cœur des autres et toujours aux Éditions du Tripode, je n’ai pu résister à le lire pour vous. Cette fois l’album est immense. Par sa taille certes, un format où les planches avoisinent les 20 cm par 28 cm avec un à deux dessins par page et avec ou pas un cartouche central contenant les éléments narratifs. Mais cet album est surtout immense par le territoire intérieur qu’il explore, la perte d’un amour et la quête identitaire, par l’univers graphique assez vertigineux qu’il ouvre, par la beauté stupéfiante enfin des dessins de l’artiste.
Le roman graphique s’ouvre à Paris où un homme déambule dans les rues, portant un long manteau sombre et un portrait de femme sous le bras. Elle n’est plus là, elle est partie et lui se sent totalement étranger au monde. Ce que le dessin de Kamel Khélif dit avec force dès l’ouverture de l’album c’est que l’amour est aussi et d’abord une affaire de géographie. Aimer c’est habiter un monde spécifique, un monde alternatif qu’on occupe à deux, un territoire imaginaire qu’on s’est construit et qu’on partage avec l’autre. Alors quand survient la séparation c’est comme si le héros se trouvait rejeté de l’espace monde, qu’il n’y trouvait plus de place. Il erre n’arrivant dit-il ni à mourir ni à se remettre en mouvement. Mais alors que le héros se sent étranger partout, paradoxalement son amour habite l’espace de façon quasi obsessionnelle. Le portrait de la femme aimée se répercute de planche en planche comme un écho infini et surgit là sur une étagère, ici dans plis d’un tissu voire prend même la forme du plan de la ville.
« Si le ciel ne trahit pas ma mes espérances. Si ma main ne tremble pas. Je dessinerai ton visage comme une douloureuse géographie et j’inventerai quelques fragments d’histoires, poussière de nos liens, que je sèmerai ici et là, comme des gouttes de sang.
D’une fenêtre à l’autre le chemin est perdu. Je me rappelle le temps où j’avais oublié mon nom, mon visage, où le sol se dérobait sous mes pas, où j’étais au fond du précipice, couvert d’un long manteau sombre avec ce dessin sous le bras comme seule compagnie, pour me distraire des misères du monde. »
─ Kamel Khélif, Dans le cœur des autres
Mais le territoire est également synonyme de mémoire puisque notre présent s’y inscrit souvent amèrement et s’y promener où s’y perdre c’est aussi y rencontrer les souvenirs des autres ainsi que nos tragédies collectives. À Paris ce seront les fantômes des morts du 17 octobre 1961 que le narrateur apercevra au travers des brumes de l’histoire. À Marseille sa ville natale (et celle de l’auteur) où il poursuivra son voyage intérieur ce sera la souffrance d’une mère elle-aussi un portrait à la main qui tirera le récit vers les années les plus sombres de l’Algérie, ce pays dont les parents du petit enfant des quartiers Nord qu’il a été sont issus et qui constitue tout à la fois une terre fondatrice de son histoire et un horizon inaccessible.
Les trois villes, Paris, Marseille et Alger se regardent par dessin interposé, des dessins toujours dominés par le gris et le beige, les traits et les hachures prononcés, les zones de matière indéterminable comme si on voyait à l’intérieur des pensées. Le fleuve de l’une répond à la mer de l’autre et la ville blanche invisible fait face au loin au vieux port. Si la perte de l’amour semble retenir encore et encore le narrateur dans la mélancolie, d’autres pertes d’autres séparations semblent elles indispensables à l’émancipation, à l’affirmation de son identité. Couper avec un milieu qui étouffe et au sein duquel on ne peut être soi, quitter un pays pour un avenir meilleur ou pour fuir le peur quotidienne de la mort. Exister c’est se confronter à la perte, au deuil, car c’est en perdant aussi que l’on devient progressivement soi.
L’album conservera une part de mystère puisqu’alors que le narrateur affirmait ne plus vouloir aller à Alger nous l’y retrouvons surpris lui même d’y être; est-ce un simple rêve ? Il lui reste à accomplir là-bas un acte symbolique fort. Il lui reste à renouer avec un rituel d’enfance, quand l’homme Kamel Khélif devait se cacher pour exercer son art dans la maison familiale de ses parents. Cet acte accompli, peut-être pourra-t-il ou saura-t-il sortir de l’enchantement douloureux et reprendre le cours de sa vie ? Chaque lecteur choisira.
On aimerait je crois pouvoir suspendre cet album sur un mur pour observer chaque dessin tel un tableau et pour habiter cet univers unique sur un temps différent et plus long que celui de la simple lecture. On aimerait parfois entrer dans l’image pour mieux explorer les arrière-plans, les zones grises ou ouvrir portes et fenêtres fermées. On aimerait parfois aussi fuir ces atmosphères lourdes et ce sourd malaise qui pointe au détour de certaines pages. Ce qui est sûr c’est que les dessins de Dans le cœur des autres réveillent des choses en nous, stimulent nos mémoires et nos images enfouies. Kamel Khélif trace ici magnifiquement sur des grandes feuilles blanches les territoires de la perte et nous renvoie inexorablement à ce qui fait encore et toujours trace en nous. .