[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#8a7037″]E[/mks_dropcap]t si, pour une fois chez Addict, nous collions à l’actualité ? Vous savez, la Saint-Valentin n’est pas loin, et avec elle vient son cortège de douceurs, de beaux et nobles sentiments.
Aujourd’hui nous vous proposons, une fois n’est pas coutume, d’explorer un genre d’une douceur exquise, un travail d’orfèvrerie propre à tirer des larmes de bonheur, à savoir le Noise. Pas celui d’un Sonic Youth non, mais un truc encore plus barré, du Noise Japonais, à la lisière du harsh, toujours sur le fil de l’expérimentation et de l’inaudible.
En effet, sort ces jours-ci le nouvel album de Keiji Haino, sur Thrill Jockey. Oui, vous avez bien lu : Thrill Jockey. Le label Américain qui distribue Circuit Des Yeux, Tortoise ou encore Sidi Touré continue de sortir de son pré carré, à savoir l’indie expérimental, pour s’aventurer vers des contrées plus rêches. D’abord en allant chercher The Body et Full Of Hell, Sumac, trois références metal, et là donc Keiji Haino.
Vous me direz : qui est donc Keiji Haino ? Je vais tenter de vous faire un résumé très succinct du personnage. Né en 1952, Haino commence sa carrière dans le Noise, Harsh et tout ce qui en dérive en 1980 avec un premier album qui deviendra une référence dans les musiques déviantes, Watashi Dake?
S’ensuivra une discographie plus longue encore qu’un discours de Castro sous MDMA, composée d’au moins 80 disques et plus de 270 collaborations en tant que chanteur et/ou guitariste. Le Japonais acquerra une renommée internationale, le faisant collaborer avec la crème des musiciens barrés/expérimentaux, à savoir Merzbow (autre Japonais adepte du bruit), Stephen O Malley (moitié de Sunn O))) ), Jim O’Rourke, Pan Sonic, Loren Mazzacane Connors ou encore Oren Ambarchi.
Sur près de quarante ans, le gars va explorer le bruit sous toutes ses formes, que ce soit a cappella ou avec des instruments, en improvisant, en expérimentant avec plus ou moins de succès. Après, si la description vous intrigue ou que vous vouliez vous passer les conduits auditifs à l’émeri, deux choix, totalement subjectifs. Watashi Dake?, son premier album, explorant à sa façon la musique traditionnelle, le bruit et les silences, ainsi que C’est Parfait, Endoctriné(…), long morceau de 44 minutes explorant la folie et l’expérimentation. Évidemment c’est assez difficile d’accès mais très réussi dans son style.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#8a7037″]A[/mks_dropcap]ujourd’hui, ce qui nous intéresse, c’est American Dollar Bill – Keep Looking Sideways, You’re Too Hideous To Look At Face On, nouvelle et première collaboration de Haino avec les Américains de Sumac.
Je vous vois venir, c’est qui Sumac ? Sumac, c’est l’un des nombreux projets d’Aaron Turner, guitariste/chanteur en chef des cultissimes Isis, excellent groupe de sludge/ambient/post-rock (si tant est que ça veuille dire quelque chose) ayant à son actif un classique (Oceanic) et une suite non moins excellente (Panopticon). Le groupe a sorti deux disques, en 2015 et 2016 (le remarqué mais assez convenu What Ones Become) et poursuit dans une veine plus expérimentale ce que faisait Turner avec Isis.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#8a7037″]M[/mks_dropcap]aintenant revenons à American Dollar Bill – Keep Looking Sideways, You’re Too Hideous To Look At Face On, face accessible et néanmoins âpre du Japonais Keiji Haino.
Pour vous décrire un peu la chose, les cinq morceaux le composant oscillent entre neuf et vingt minutes et explorent le bruit sous le prisme du sludge et de l’expérimentation. Cinq longs morceaux donc, improvisés et enregistrés sur les terres de Haino, à Tokyo, confrontant le metal des Américains aux idées barrées du Japonais, et renvoyant assez souvent aux grands groupes bruitistes de ces cinquante dernières années.
On pense notamment aux dérives psychédéliques de Bardo Pond (sur la première partie de American Dollar Bill, jusqu’à l’arrivée du chant de Haino ou encore tout au long de l’instrumental What Have I Done?, jusqu’à ce que celui-ci aille faire un tour du côté de Sonic Youth période Sister), au bordel free des Stooges sur Fun House (What Have I Done?, les feulements/hurlements de Haino sur American Dollar) et même au jazz, qu’il soit free ou non (le très aride et tendu I’m Over 137%, entre post-rock et jazz, pendant lequel, sur près de onze minutes, les musiciens vont explorer la tension créée par la confrontation entre le chant de Haino et les silences).
Bref, on pourrait croire que de par les genres abordés, le fait que tout soit improvisé et la longueur importante des morceaux, l’album parte dans tous les sens.
Pourtant, il n’en est rien.
La présence et l’expérience musicale (ou non, ça dépend du point de vue) de Haino poussent Sumac à bousculer complètement ses bases, à aller bien plus loin dans le noise (le début de la seconde partie de I’m Over 137%, par exemple), à s’adapter au Japonais. En même temps, Haino a également l’intelligence de se mettre au niveau de Sumac en évitant de pousser celui-ci vers le harsh, permettant ainsi aux Américains de conserver l’essence de leur musique, le sludge.
De plus, les deux se retrouvent logiquement sur le terrain, vaste, de l’expérimentation. Si Haino en a fait la base de sa musique, Sumac, lui, l’a intégré à de nombreuses reprises dans son metal via l’ambient.
Il en résulte un album à la fois bordélique et cohérent, passionnant (notamment les trois premiers morceaux), traversé par des bourrasques électriques assez ébouriffantes et, malheureusement, par moment un peu long – les deux derniers morceaux semblent moins investis que le reste, en particulier l’instrumental I’m Over 137% jusqu’à ce que les protagonistes se réveillent dans son dernier tiers, très bruitiste.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#8a7037″]I[/mks_dropcap]l n’empêche que, malgré ces quelques baisses de régime, le résultat est souvent impressionnant car, au final, bien plus abordable qu’on ne l’espérait. Bien sûr, c’est du noise expérimental, style peu accessible, mais ici, sans que chacun ne fasse réellement des concessions, Sumac et Haino semblent avoir trouvé un terreau idéal pour rendre leur musique un tant soit peu accessible au-delà de leur audience respective.
Avec ce disque, on peut donc de nouveau saluer l’éclectisme de Thrill Jockey qui a su en quelques années prendre le virage des musiques extrêmes pour les rendre accessible à un nouveau public.
Sorti le 23 février chez Thrill Jockey en CD/vinyle et disponible sur le bandcamp de Keiji Haino & SUMAC ainsi que chez tous les disquaires audio-prothésistes de France et de Navarre.