[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C'[/mks_dropcap]est l’histoire d’un disque qui débute sur une promesse, pour s’achever sur une autre. Et qui, entre les deux, a très très envie de vous serrer dans ses bras, du plus fort qu’il pourra.
La sortie de ce You’re Gonna Get Love, le septième album de Keren Ann Zeidel en solitaire (le neuvième si l’on prend en compte les deux excursions en duo avec l’islandais Barði Jóhannson, chanteur du groupe Bang Gang, sous pseudo Lady -elle- and Bird -lui), permet de mesurer le chemin parcouru par la jeune femme depuis ses tout débuts, à l’aube des années 2000, lorsque le tandem qu’elle formait avec le turbulent Benjamin Biolay fut révélé au grand public, à l’occasion de leur participation essentielle à la spectaculaire renaissance, publique comme critique, de la légende de la chanson française Henri Salvador. En effet, Chambre Avec Vue, emmené par le tube Jardin d’Hiver co-écrit par la belle et son partenaire d’alors, allait s’écouler à plus d’un million d’exemplaires, un chiffre qui a de quoi laisser rêveur, seize ans plus tard, avec les changements de pratiques liés à la crise de l’industrie de la musique.
C’est dans ce contexte que la chanteuse, parisienne d’adoption et israélienne de naissance, prendra ses propres marques avec la sortie successive de deux beaux recueils de ses propres chansons, La Biographie de Luka Philipsen en 2000, puis La Disparition en 2002, composés là encore avec le fidèle Biolay, qui dévoileront une personnalité complexe, mélange subtil de fragilité et de force, et un talent indéniable pour la mélodie entêtante et l’instrumentation capiteuse.
Toutefois, si l’image de Keren Ann sera un moment fortement associée à la nouvelle scène française en pleine expansion alors, il apparaîtra vite que son champ d’action s’étend bien ailleurs que dans le domaine d’une stricte variété francophone, avec ses codes et ses modes de fonctionnement particuliers. Chez elle, on trouve aussi bien du jazz que du rock, de la bossa comme de la pop, de la chanson carrée comme de l’expérimentation sonore (on pense entre autres aux arrangements délicats de La Corde Et Les Chaussons ou d’Au Coin Du Monde, tout en sortilèges ouatés).
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]vec son troisième album, le très folk Not Going Anywhere, elle prend alors tout le monde à revers : les titres sont tous interprétés en anglais, et on sent l’influence très présente de figures incontournables du genre, tels Nick Drake ou Tim Buckley, notamment dans la façon dont des atours jazz et psychédéliques viennent sans douleur fusionner avec les constructions guitare-voix de chansons toujours plus intimistes et épurées. Certains fans de la première heure auront beau regretter l’abandon progressif de la dimension francophone du répertoire, la démarche permettra à la chanteuse de « s’exporter » à l’international, et de sortir du pesant carcan de « prometteuse sensation hexagonale ».
Si le titre du long format suivant, le lumineux Nolita, fait explicitement référence au quartier de New York du même nom, on peut également le voir comme la contraction ludique d’une déclaration d’intention à peine voilée : NO LOLITA. Et si, de la déchirante Que N’Ai-Je ? d’ouverture au chaloupé La Forme Et Le Fond, en passant par l’épatant clin d’oeil aux Kinks de Ray Davies sur Midi Dans Le Salon De La Duchesse et la morgue nostalgique de Chelsea Burns, les trésors ainsi offerts ne manquent pas de charme, on sent bien que la maîtresse des lieux n’en joue pas et pourrait très bien se faire plus directe et montrer les dents pour se défendre si besoin.
Ce qu’elle ne manquera pas de faire en 2007, sur le nettement plus rock Keren Ann, où elle semble avoir pris suffisamment d’assurance pour fendre l’armure, donner son nom à un disque et dévoiler encore de nouvelles facettes de sa palette stylistique, comme pour signaler un nouveau départ. Ainsi, le rageur It Ain’t No Crime ne déparerait pas sur les meilleures galettes de PJ Harvey, alors que le single Lay Your Head Down renvoie directement à la pulsation primale du Velvet Underground, sans pastiche ni gadget mais avec une fougue et une profondeur inédites.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]N[/mks_dropcap]ouvelle métamorphose quatre ans plus tard : coupe au bol et flingue à la main, look à la Chapeau Melon Et Bottes De Cuir, c’est en tueuse à gages des sens qu’elle apparaît sur la pochette de 101, sur lequel l’électronique se taille la part du lion. Dans le détail, cette nouvelle approche sonore apporte une dimension quasi-cinématique à sa musique, évoquant ce que pourraient produire les anglais de Goldfrapp s’ils refusaient de choisir entre folk lunaire et groove solaire. Ainsi, si la mélancolie de You Were On Fire ou Strange Weather se trouve transcendée par l’écrin soyeux d’une production scintillante comme jamais, la chanteuse y puise suffisamment de ressources pour se muer en prédicatrice r’n’b sur le festif Sugar Mama ou en diva désabusée sur le sautillant My Name Is Trouble. Au moins elle aura prévenu : si on la cherche, on la trouve.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S'[/mks_dropcap]il aura fallu attendre encore cinq ans pour avoir des nouvelles de Keren Ann, ce n’est absolument pas parce qu’elle est restée les bras croisés tout ce temps. La chanteuse est devenue maman d’une petite Nico (tiens tiens), et aura aussi pris le temps de peaufiner ses nouvelles chansons avant de les présenter au public. Nouveau label, nouveau départ, et nouvelle collaboration : la production de l’ingénieur du son Renaud Letang, connu pour son travail avec Manu Chao, Philippe Katerine ou Alain Souchon, mais aussi la bande des canadiens Feist, Peaches et Gonzales, apporte à l’ensemble une saveur bien plus organique que sur les sorties précédentes. Ici, les basses sont rugueuses, les guitares acoustiques feulent comme au coin du feu, les rythmiques frottent, les claviers glacent et la dynamique des cordes laisse une place prépondérante au hors-champ : tant d’espace donne l’impression que les instruments virevoltent autour de la voix, tels les papillons de la pochette du disque.
Au niveau thématique, si par le passé Keren Ann a déjà évoqué la perte, le deuil et la tristesse (son album éponyme était discrètement dédié à son ami Marc-Alexandre Millanvoye, journaliste tragiquement décédé en 2005), elle ne l’avait jamais fait avec autant d’investissement et de recul combinés : You’re Gonna Get Love, annonce-t-elle d’entrée, mais ce ne sera pas sans mal. Lorsqu’elle évoque l’attente d’une mère qui se languit de voir ses quatre fils revenir du front (sur l’hypnotique Bring Back) ou le décès de son propre père (sur le premier extrait Where Did You Go ?), la précision des mots choisis et leur interprétation confèrent au propos des airs de roman initiatique des temps modernes.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]T[/mks_dropcap]outes les chansons du disque, à part peut-être le récréatif Easy Money, planté en milieu de parcours comme une pause salutaire et groovy, suintent la confession intime, le manque des autres, le gouffre laissé par leur absence mais aussi l’incommunicabilité avec ceux qui restent (comme sur le langoureux Insensible World) ou la nostalgie de moments passés et chéris comme tels (sur l’enivrante complainte You Knew Me Then). Et quand elle se recentre sur l’essentiel, elle n’en apprécie que mieux l’existence, comme sur le saisissant Separated Twin, qui pourrait autant évoquer la symbiose idéale avec un frère siamois que le trouble d’une femme enceinte séparée de son enfant venant de naître, comme un bonheur mêlé d’une doucereuse mélancolie.
C’est dans ces moments qu’elle est la plus troublante, lorsque l’on se dit que ce qui semble être si sincèrement exprimé ne peut être que vrai, qu’on réalise qu’elle peut raconter n’importe quelle autre vie que la sienne, l’imaginer même, et rester sidérante d’émotion offerte. C’est en toute fin de parcours, passé une déclaration d’amour dylanesque (sur le crépusculaire My Man Is Wanted) et une séquence méditative au bord de la rivière « qui avale toutes les rivières », que vient la mise en garde de You Have It All To Lose, corollaire de la promesse du début : tout ce que l’on a, on peut tout aussi bien le perdre. C’est sa faiblesse, mais aussi la notre. Et ce qui nous rend si précieux.
En notre époque flippée, stressée et inconfortable, un tel disque, tout en chaleur boisée et spleen cotonneux, est fondamentalement anachronique, et par là-même indispensable : qu’on le prenne comme un doux cocon dans lequel se lover loin du fracas du monde extérieur, ou bien que l’on souhaite s’y plonger pour mieux se délecter de sa mélancolie contagieuse et addictive, comme un repoussoir masochiste à nos angoisses embuées de larmes, pour peu qu’on lui offre un peu de notre temps et notre attention, il nous donnera ce qu’on lui demande. Ou ce qu’on y cherche.
Et avec un peu de chance, ce sera de l’amour.
You’re Gonna Get Love est disponible en CD, vinyle et digital via Polydor/Universal depuis aujourd’hui même et en écoute ici-même :
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Photo bandeau : Amit Israeli