Ladies and Gentlemen, bienvenue dans Krautrocksampler : Petit guide d’initiation à la grande kosmische muzik, l’ouvrage de Julian Cope consacré à ce genre qui révolutionna le destin du rock, au tournant des années 70. Veuillez attacher votre ceinture et mettre vos lunettes à ionisation, pour le grand voyage Kösmische Krautrock !
Le commandant de bord, Julian Cope, est heureux de vous initier à ce grand voyage intersidéral Krautrock, sur les traces de son propre parcours. Paru en anglais en 1996, l’éditeur Kargo & L’éclat propose en 2008 la version française. Décollage.
« Un rock qui sentait le cul, transcendantal et cosmique… un rock qui avait un style d’enfer », p. 7
Le Krautrock décolle alors en Allemagne dans un fracas expérimental assez étourdissant et… un rien fumeux ! Les Can, Amon Düül I et II, Faust, Neu!, Cluster et bien d’autres, expérimentent toutes sortes d’engins de transport sonore improbables. Quelques-unes de ces fusées ont la chance d’atterrir en Angleterre, pour le plus grand plaisir de Julian Cope. On ne rappellera pas ici la carrière étonnante de cet allumé du rock british, si bien décrite dans cette belle rétrospective sur Addict. Lisez et découvrez si besoin, à l’occasion de la pochette ultra régressive d’un de ses albums, la description du bonhomme et de son aura « de gourou post-punk teinté d’un psychédélisme déluré et bariolé». Notre chroniqueur y trace le portrait d’un éclaireur allumé : « S’il était allé plus loin sur cette route dans la foulée, nul doute que le bonhomme aurait brûlé ses ailes au soleil implacable de sa propre originalité. Mais voilà aussi toute sa force : à chaque fois que cela lui pendait au nez, Julian Cope se sera arrêté à la dernière limite, comme un éclaireur qui, parvenu bien plus loin qu’il n’aurait dû, prend le temps de savourer sa position avancée tout en se rappelant au bon souvenir du monde connu. »
Une trajectoire étonnante qui vit passer l’histoire du rock par l’Allemagne
Cette tension, alliée à cette capacité à offrir le point de vue d’un éclaireur, animent aussi Krautrocksampler. Écrit en 2005, la fascination sans borne de l’adolescent pour le Krautrock est restée intacte. En 68, à la naissance de ce courant, Julian a 11 ans. Il découvre le genre au début des années 70. Krautrocksampler allie donc plusieurs qualités. Celles d’une présentation très générale du Krautrock pour tout lecteur non initié. Mais aussi un angle particulier qui nous replonge sur la trajectoire étonnante qui vit passer l’histoire du rock par l’Allemagne ! Pour bien sentir ce détour, il est alors particulièrement intéressant d’en savourer le charme depuis l’Angleterre, terre de prédilection du rock après les States !…
Aucune condescendance chez notre britishou. Au moment où l’Angleterre se donne au glamrock, au progressive rock, l’énergie, la folie rock passent pour Cope par la radicalité ouverte par toutes sortes de petits jeunes allemands, pas forcément plus doués que ça instrumentalement ! Mieux, pour Julian plus leur bagage est limité, plus leur capacité à innover est intacte ! Quand l’Empire britannique progressif s’enfle de toutes sortes de revival, et synthèses culturelles, l’Allemagne fait table rase. Cope reprend bien à son compte l’analyse d’une jeunesse allemande d’après guerre, en rupture d’histoire, ouverte à la radicalité, prête à entrer dans un nouvel espace/temps…
Cope a gardé le goût d’un Kraut radical, expérimental, libre
L’originalité du point de vue de Cope, tient aussi dans sa nette préférence pour les débuts du Krautrock , souvent qualifiés ailleurs de phase expérimentale. Cette période va en gros de 1968 à 1973. Le Kraut prend ensuite ses formes canoniques classiques : la symphonie cosmique des Tangerine Dream et Klaus Schulze, la mötorik de Neu, la synthetic pop ou mötorik pop de Kraftwerk ! Cope, amoureux de l’énergie rock, respectueux de sa fascination d’adolescent pour cette musique, a gardé le goût d’un Kraut radical, expérimental, libre de toutes formes. Krautrocksampler nous entraîne alors dans les délires d’une scène balbutiante, communautaire, instable, et de son goût pour le free-rock, le son et l’esprit d’un Velvet Underground, les expérimentations psychédéliques (musicales et chimiques), les expérimentations électroacoustiques de la musique savante en Allemagne, à la pointe de l’Europe, poussées dans ses délires cosmiques par Stockhausen, les influences de la musique américaine, ses Cage, La Monte Young !
On perçoit l’originalité de ce point de vue lorsqu’on liste les albums majeurs du Kraut. Krautrocksampler propose en fin d’ouvrage, une sélection de 50 albums, sur 80 pages, avec la petite photo couleur de la pochette pour l’ambiance. Les choix portent nettement sur la jeunesse libertaire du Kraut, par exemple pour la Synthetic Symphony. De Tangerine Dream, Cope ne retient aucun album, au-delà du très bon mais encore sombre Atem, de 1973. Il évite les classiques comme Phaedra, Rubycon sans parler des très populaires Ricochet, Stratosfear… Pour Kraftwerk, Cope opte pour leur premier album, en mode chambre d’ado. Aucun des classiques comme Autobahn, Trans Europ Express, qui vont marquer les années 80 de leur Synthetic pop.
La phase classique du Kraut s’épuise elle-même dès 1976… Cope a tendance alors à négliger ce qui sera produit ensuite de remarquable, certes bien plus rarement. Pour Ash Ra Temple, et son leader Manuel Gottsching, Cope fait l’impasse sur son album solo E2-E4, sorti en 1984 et considéré comme un des actes fondateurs de la techno. Il n’évoque pas non plus la suite de la production étonnante de Cluster, qui après avoir ouvert l’ambient, pousse plus loin la place de l’aléatoire dans sa musique, par exemple dans le très déconcertant One Hour, paru en 1995.
« C’était épique , c’était brillant, ça avait plus de style qu’il n’en faut pour raser une ville entière », p. 43 sur un concert de Faust.
Comme si cette musique avait été une plongée dans l’immédiateté
En quelques épigraphes, Julian Cope trace l’esprit du Kraut qu’il aime. « L’idée c’était de refuser de copier sur tout ce qui se faisait sur le rock anglo-saxonne. Et ça a marché ! ». En une phrase, Uwe Nettlebeck de Faust complète l’esprit radical du Krautrock. Klaus Dinger et Michael Rother de Neu! dessinent aussi un drôle de programme au Kraut : « On n’a pas beaucoup d’idée préconçue sur le style, on s’en remet aux situations et aux circonstances » …
La dimension historique globale du genre Kraut, n’est pas le propos de Cope qui nous plonge dans le concret. Pas de lecture chronologique globale du genre, traçant une quelconque progression. Cope préfére le premier Kraut ! Après un bref historique sur l’émergence du Kraut, l’ouvrage est constitué de 7 chapitres comme autant de nébuleuses avec chacune leur propre vie : celles des Faust, Tangerine Dream, Neu!, Can, Amon Düül I et II, Timothy Leary et Ash Ra temple, Rolf-Ulrich Kaiser et les Cosmics Couriers. L’ouvrage ne vise donc pas plus l’exhaustivité, et reste centré sur les grands noms du Kraut.
On rapprochera cet angle de celui du très bon ouvrage « Au-delà du rock, La vague planante électronique et expérimentale allemande des années 70 » de Eric Deshayes, aux éditions Le mot et le reste, qui ne propose pas plus d’historique, mais un simple abécédaire. Comme si le Kraut était par esprit réfractaire à une historicité, à ces grandes fresques généralisantes et explicatives. Comme si cette musique avait été une plongée dans l’immédiateté, moment d’éternité ?
Krautrocksampler sans surprise échantillonne des instants de vie. C’est la force de l’ouvrage, cette capacité de Cope à faire vivre la musique, mais aussi les anecdotes truculentes sur le destin chaotique, improbable, dérisoire souvent du Krautrock, à commencer par sa dénomination (littéralement Rock du chou…). Cope ne traite pas plus des filiations entre les genres rock. Il préfère parsemer son ouvrage d’emprunts précis, d’influences audibles, des grands noms du rock anglo-saxons sur le Kraut d’une part, puis réciproquement du Kraut sur l’avenir du rock. La précision de la culture du Julian fait merveille qui jubile de ces apports concrets et vivants…
« Un album punk comme on l’est quand on lèche la morve sur le nez d’un pote », p. 68 sur l’album Neu 75.
Le Krautrock est tellurique, et pour Cope « une musique qui avalait toutes les misères du monde » (p. 104). Dans ces parcours, ces expérimentations, Julian ne distingue pas plus de haut et de bas qu’il n’y en a dans le cosmos. Les bas sont des hauts, les hauts sont des bas qui font partie du même tourbillon de la vie. L’absence de maitrise est une clé, le hasard une chance, la dérision la posture qui permet de lâcher l’affaire et d’atteindre la liberté ! Cope, rocker, rend si bien cette ambiance propre de la jeunesse krautrock allemande, d’allègement des grandes prétentions, et atteint le détachement cool sidéral ! Krautsampler est truffé de formules les plus grandioses, pour notre plus grand plaisir, même si Julian ne lésine pas sur les superlatifs ! Oui Julian fait un peu son petit kösmische. Ce n’est probablement pas un hasard si l’ouvrage Au-delà du rock de Eric Deshayes, propose lui aussi une ironie et une dérision pince sans rire, délicieuses ! Nos amoureux de krautrock auraient probablement eu du mal à garder le même ton pour rédiger un ouvrage sur le progressive rock…
Jusqu’où Julian auditeur, chroniqueur du Kraut, a-t-il laissé cette musique influencer sa propre musique ? On peut retrouver dans son rock des backgrounds de röbotik, comme souvent dans le rock anglais des années 80, 90… Dans le suggestif I Come From Another Planet, Baby de l’album Interpreter, Julian nous rappelle d’où il vient ! Quand il ne nous invite pas plus directement encore avec S.P.A.C.E.R.O.C.K. with me ! Le voyage retour du Kösmische allemand vers le rock anglais, vous attend sur cette belle rétropective en musique de Cope, chez Addict bien sûr !
Krautrocksampler est donc pour un novice une excellente initiation au Krautrock, un genre marginal mais finalement fondamental du rock. Les connaisseurs bénéficieront eux du point de vue d’un artiste, qui a vécu ce genre exotique, depuis l’Angleterre, pays réputé phare du rock. Avant que le Kraut ne se diffuse en différents genres (ambient, techno, électro…) et innerve depuis les années 80 le rock, son post-punk, sa new-wawe et bien d’autres tendances encore !
Krautrocksampler de Julian Cope, traduit par Olivier Berthe aux éditions de l’Eclat (2008)
N.B.
A la lecture de notre voyageur éclaireur du Krautrock, on peut être tenté de réécouter ce texte de Nietschze, lu par Deleuze sous les nappes électroniques de Heldon avec Richard Pinhas, en 1972… « Qui est parvenu ne serait ce que dans une certaine mesure à la liberté de la raison, ne peut rien se sentir d’autre sur terre que Voyageur. Pour un voyage toutefois qui ne tend pas vers un but dernier car il n’y en a pas. Mais enfin, il regardera les yeux ouverts à tout ce qui se passe en vérité dans le monde. Aussi ne devra-t-il pas attacher trop fortement son cœur à rien de particulier. Il faut qu’il y ait aussi en lui une part vagabonde dont le plaisir soit dans le changement et le passage. »
La musique et la suite du texte