[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]es hasards du calendrier sont parfois étonnants. Pour preuve, à l’occasion de la première édition en vinyle de Dharma par Souffle Continu Records, Esther en profitait pour tirer un portrait sensible de deux érudits musicaux qui ont choisi de partager leur passion en créant un label. Aujourd’hui, avec cet article, je me propose de vous narrer peu ou prou la même chose avec le disquaire messin La Face Cachée.
La Face Cachée, c’est d’abord une boutique qui ouvre ses portes en 2004 sous l’impulsion de Médéric Kéblé, vite rejoint par Florian Schall et Julien Louvet. Vous ne le savez probablement pas, mais, en 2004, le petit Médéric est légèrement hyperactif et trouve que le sommeil est un concept suranné. Aussi, en plus de son activité tout juste naissante de disquaire (comprenant donc la vente et l’écoute de tout ce qui lui passe entre les mains), le Messin va créer dans la foulée (enfin, quatre ans après) Les Disques De La Face Cachée, label spécialement dédié à la scène locale.
Même si ce n’est pas scientifiquement prouvé, quand un disquaire crée un label et qu’il a des associés, la probabilité d’en créer d’autres, des labels, est forcément exponentielle. Aussi, après Les Disques De La Face Cachée, le trio, mué par une curiosité insatiable, va se prendre au jeu et créer non pas un, mais six autres labels, chacun ayant sa spécificité.
Réédition de grands classiques du blues (en collaboration avec le dessinateur Jean-Luc Navette) pour Night Records, d’albums tombés dans le domaine public avec Jambalaya Records (allant par exemple de Gainsbourg à Johnny Cash, de Miles Davis à Janis Joplin), ou encore de B.O. de films fantastiques (Specific Bis).
Mais les Messins ne se contentent pas seulement de rééditions, leur appétit va bien au-delà de ça. Outre Les Disques De La Face Cachée (qui sort, le 9 mars prochain, Give Her This, She Takes That, premier album de Bras Mort, post-punk un peu noise qu’on ne manquera pas de comparer à Jessica 93), chacun va créer son propre label. Pour Florian Schall, en 2011, ce sera Specific Recordings, spécialisé, pour faire très court, dans l’indie rock et la musique japonaise (label que nous avions déjà évoqué lors de la sortie de l’excellent S.W.E.A.T. de Raymonde Howard). Julien Louvet, quant à lui, mettra en place en 2001 le passionnant 213 Records, spécialisé dans les musiques expérimentales allant de l’électro barrée (Klaus Legal) au post-punk gothique flirtant avec le doom (La Chasse) en passant par l’inclassable et excellent Gouffre (à la fois folk, drone et kraut).
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]N[/mks_dropcap]éanmoins, aujourd’hui, ce n’est à aucun de ces labels que nous allons nous intéresser. Non, parce que, comme je le disais plus haut, les trois gérants sont non seulement hyperactifs mais surtout hyper-curieux, avides de musiques obscures et défenseurs du patrimoine musical français. Et pour conjuguer ces deux dernières passions, ils vont créer en 2013 Replica Records, spécialement dédié aux disques français injustement passés à la trappe dans les années 70/80.
Pour étayer leur catalogue, ils vont collaborer avec Musea, label messin créé en 1986, spécialisé dans les pépites prog rock/jazz français des années 70 à nos jours et donc piocher dans le vivier messin pour rééditer amoureusement de disques devenus introuvables (contrant ainsi les bootlegs et les éditions pirates venues d’Allemagne) et les proposer exclusivement au format vinyle.
Bref, depuis sa création, c’est déjà trente références qui ont vu le jour, trente albums sortis des tréfonds pour retrouver la lumière et obtenir une reconnaissance publique inespérée (Ptôse, Dashiell Hedayat, Arachhnoïd pour ne citer que les plus connus).
Trente disques en quatre ans et, curieusement, en 2018, jusque-là, rien, que dalle. Autant le dire, l’angoisse commençait à nous gagner et les signes de manque à se manifester sérieusement. Bon allez, je vais vous rassurer, parce que là je vois bien que c’est intenable, le trio a mis les petits plats dans les grands en rééditant trois disques le même jour.
Ce 9 mars sortiront donc chez Replica l’unique album de Morgen, 8 Petites Pièces De Variété d’Urbi-Flat et Quad Sax.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]ommençons par Morgen, seconde exception qui confirme la règle chez Replica, et deuxième référence (avec les Seeds) qui s’éloigne un peu de l’objectif initial du label, à savoir l’exhumation de trésors nationaux.
En effet, Morgen est un quintet Américain emmené par Steven Morgen et pratiquant, comme les Seeds, un garage/rock bien trempé dans le psychédélisme, influencé par Hendrix, les Liter et surtout les toxiques en accès libre en 1969. J’éviterai de revenir dessus, l’album ayant fait l’objet de nombreuses rééditions (introuvables à des prix décents ceci dit) mais il faut savoir que Morgen est un ovni bien psyché/rock aux frontières de la pop (Eternity) ou du jazz (les dérives de Love) qui deviendra d’autant plus culte que Steven Morgen n’a jamais rien publié depuis.
Revenons maintenant sur les deux autres disques : Quad Sax et Urbi-Flat. Les deux ont en commun Gilbert Artman, batteur multi-instrumentiste (vibraphone, claviers), auteur d’une discographie pour le moins éparse.
Pour résumer, Artman s’est distingué au début des 70’s avec le groupe prog Lard Free (auteur de trois albums avant l’arrêt du projet en 1977) puis Urban Sax (groupe à géométrie très variable pouvant inclure jusqu’à quarante musiciens, créé en 1973, proche d’artiste comme Steve Reich ou La Monte Young, dont le but est de parvenir à faire, avec un bon paquet de saxophones, une musique minimaliste, répétitive, proche du drone -comme sur le premier album- ou diversifiée et expérimentale sur le suivant), a côtoyé Richard Pinhas chez Heldon, Jac Berrocal (sur le projet Catalogue), a travaillé pour le cinéma ou sur de nombreux projets artistiques, notamment des spectacles avec la formation Urban Sax.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]près cette petite digression, revenons en au sujet qui nous intéresse, Quad Sax. Comme son nom le laisse deviner, le groupe se constitue d’un quatuor de saxophones (Frédéric Aquaviva au tenor et soprano, Alain Douchet à l’alto et baryton, Sébastien Jalier à l’alto et soprano et Phillipe Bolliet au soprano et baryton) accompagné d’un certain Bilgert Namtra (anagramme de ????!!!!!) aux percus électroniques.
Édité pour la première fois en vinyle (il avait bénéficié d’une première sortie en 2000 sur le label Spalax en CD), Quad Sax est un condensé de Urban Sax dont le but est de réinterpréter les compositions d’Artman et de « pouvoir les jouer sur les toits des immeubles » selon l’intéressé. Néanmoins, contrairement à ce que le nom pourrait nous laisser croire, Quad Sax a très peu à voir avec le jazz, à moins de l’affilier à la fanfare. Mais à une fanfare expérimentale, urbaine, sans folklore, dont les mouvements, la progression sont basés sur des boucles, d’où surgissent parfois des mélodies franches (Petite Valse) par moment inquiétantes (En Eau Trouble) et parfois cosmopolites (l’arabisant En Eau).
C’est par ailleurs dans cette liberté de mouvement qu’on peut rapprocher Quad Sax du jazz, quand le groupe cherche à briser les carcans, ayant en tête l’essence du free jazz. Ce qui l’amène à explorer une veine expérimentale (Résonance utilise beaucoup le silence et les échos), dérivant par moment vers l’indus (Crème Fouettée notamment qui vous donne tout au long du morceau cette sensation d’être dans les presses d’une usine, secoué dans tous les sens) et même le classique (Petite Souris, de par sa progression, évoque les mouvements lents de la Symphonie n°3 de Gorecki), tout en restant toujours sur le fil du free (la preuve avec Perchman dans lequel la mélodie semble arriver presque par hasard en se superposant aux boucles, avec des phrases frôlant le free). Cependant, n’allez pas croire que l’expérimentation soit une fin en soi chez Quad Sax, le groupe n’en n’oublie pas pour autant d’y inclure des mélodies, des phrases qui vous restent dans le crâne, rendant l’album de ce fait bien plus abordable qu’il n’y paraît.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]e liberté, il en sera aussi question dans 8 Petites Pièces De Variété de Urbi-Flat, groupe formé comme un double quintet autour d’Artman et première sortie officielle du label.
Si Quad Sax est un groupe « resserré », prévu pour jouer ses compositions à l’extérieur sur les toits, Urbi-Flat en est en quelque sorte l’antithèse, à savoir un « orchestre de chambre avec deux violoncelles, une danseuse joueuse de tampura indien, une cantatrice et un harmonium indien ».
Néanmoins, cette description qui convenait il y a près de dix ans a, depuis, quelque peu changé. En effet, Artman a ajouté à sa formation cinq autres musiciens pour renforcer et diversifier son ambition musicale. De fait, à l’écoute de 8 Petites Pièces, on est surpris par l’ouverture dont fait preuve le disque.
Temporelle tout d’abord, avec ce retour aux 70’s, celui de l’Inde, du patchouli, des hippies, de l’électro progressive allemande (sur Nirvana Juste), ou de l’esprit de Saravah (il suffit de lire les titres, on se croirait de retour chez le duo Areski/Fontaine ; idem pour la tirade, hilarante, de Berrocal sur le Gourou De Garge) ainsi qu’aux sonorités des 90’s (notamment en matière d’électro).
Musicale ensuite, 8 Petites Pièces est une passerelle entre toutes les musiques : celles du monde, le jazz (le formidable Atchoum), le classique, l’indus, l’électro (qui innerve tout le disque), qu’il soit expérimental (le très Coilien Pipeau Javanais) ou progressif (Nirvana), vous avez droit ici à un véritable melting pot musical trouvant son climax dans Precipice à la fois électro (évoquant Warp), classique et pop façon Björk.
Et géographique enfin, le double quintet emmené par Artman vous fera visiter les Indes (Pourquoi, Timide), l’Amérique du sud (Non Lo So), l’Asie via la Finlande (Précipice) et d’autres paysages inédits.
Bref, comme vous l’avez compris, 8 Petites Pièces est un disque d’une liberté de ton qu’on avait presque oublié (pensez donc, quarante ans, ça commence à faire), traversé par un souffle libertaire et poétique, évoquant, comme je le disais plus haut, Saravah mais aussi Robert Wyatt. Cependant, et c’est là aussi sa grande force, 8 Petites Pièces n’est en aucun cas nostalgique ; s’il a l’esprit dans les 70’s, il est pourtant bien ancré dans notre époque, un tantinet claustro par moment (Non Lo So), traversé d’une sourde inquiétude, nous rappelant que si la musique peut aider à nous échapper, la réalité, elle, se chargera de vous rattraper un jour ou l’autre.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]omme quoi avec ces trois sorties simultanées, les Messins de Replica Records ont peut-être pris leur temps mais ont frappé fort. Et, cerise sur le gâteau, sur les trois vinyles publiés, deux sont en couleur. Alors un petit conseil avant de terminer : n’attendez pas trop longtemps avant de les acheter, ils sont tous en édition limitée à 500 exemplaires et vu la qualité des objets, ça risque de partir très vite.
Sortis le 9 mars dernier chez Replica Records et disponible chez tous les disquaires cosmopolites de France et de Navarre.