[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l faut beaucoup aimer les premiers romans. Ils ont tellement de choses à nous dire, un univers, une écriture, une vision du monde. Il y a beaucoup de personnel, d’intime, de conviction chez un primo romancier qui accouche parfois difficilement d’un texte. On sent le prix de cet effort, les tourments intellectuels, renoncer à une voie pour en choisir une autre. Bien sûr rien n’est parfait, il y a des maladresses. La peur, aussi, de trop bien faire. Mais ces ajustements, ces petites lacunes peuvent être gommées si l’incipit de départ vous séduit et que l’auteur le respecte jusqu’au bout.
Ainsi La Halle de Julien Syrac, publié aux éditions de La Différence, nous offre une intrigue qui donne le pouls d’une petite comédie humaine fascinante et éclectique, dans une halle parisienne. Les personnages qui composent ce microcosme ont tous des fêlures, des rêves inaboutis, ils caressent le doux espoir de s’en sortir et de faire autre chose. Le narrateur c’est Julien. Il est vendeur de saucisson en tout genre, à la qualité discutable mais passons. Son métier c’est vendre et peu importe si c’est du rêve. On peut dire qu’il se débrouille plutôt bien, un champion du monde de sa catégorie. Ses performances valent le respect de son patron Patrick M. Un type qui gueule tout le temps, met une pression d’enfer sur ses employés. Dans cette cantine, Chez Tonton, dont il est l’heureux propriétaire et qui lui rapporte beaucoup de cash, il y a Avi, le roumain dont toutes les femmes pensent qu’il est romain et qui joue sur cette ambiguïté. Alma Constanza, l’employée de la librairie, qui est belle à tomber par terre. Pour qui Julien se damnerait afin de passer du temps avec elle. De son étal, ce dernier voit tout ce qu’il se passe. Une place privilégiée pour nous décrire cette sociologie qui grouille à l’intérieur du bâtiment : des bobos, des gens sans le sous, des personnages atypiques comme Vercingétorix. Son regard est acerbe, clinique, cynique et sa verve est pleine d’humour, noir.
Et il y a aussi Fouad, le gérant de la galerie d’art, juste au-dessus. Il cristallise toutes les tensions et les inimitiés, les jalousies les plus féroces. Un vieux contentieux entre lui et tous les autres protagonistes n’a jamais été digéré. Pour eux, ce type est un usurpateur. Plusieurs années auparavant, cet ancien artiste avait été engagé pour animer cet espace, cette immense galerie pour introduire de la culture dans un lieu dédié uniquement au commerce. Mais force est de constater qu’il ne s’est rien passé à l’intérieur. De plus, on apprend avec stupeur et incertitude, mêlées d’une certaine jubilation (enfin on va se débarrasser de Fouad), que cette partie de la galerie va être vendue pour ouvrir un magasin végétalien. Un équilibre qui se voit bousculé par une autre forme de marché… Mais Fouad ne peut rester les bras croisés sans rien faire. Une menace plane sur ce qu’il pourrait faire pour se venger…
Julien Syrac sait indéniablement nous raconter une histoire. Il parvient à équilibrer l’intrigue et les circonvolutions sur lesquelles il s’appuie pour poser un peu plus le cadre de l’histoire. Cette halle est un personnage à elle seule. Il est aussi un fin ethnologue avec tous ses personnages. Ils ont leur part d’ombre qu’ils nous livrent comme s’il s’agissait d’un lourd fardeau à porter. Notre vendeur n’est pas un super héros, il a ses failles, ses doutes. On pourrait très bien lui retourner son cynisme : après tout s’il valait mieux que cela il ne serait pas vendeur de saucisson et pousserait ses ambitions un peu plus loin. Mais cette situation semble lui convenir.
Notre auteur pose des questions en filigrane sur nos rapports à la consommation, les effets de mode. Cette nouvelle enseigne végétalienne sème le trouble dans les habitudes et les rapports des clients des Halles. Une nouvelle clientèle, dont on ne connait pas les attentes et la philosophie de vie, du vivre ensemble, sera t-elle prête à rencontrer les habitués qui ont un autre mode de consommation ?
Le roman donne lieu aussi à une belle réflexion de la place de l’art dans notre quotidien. Comment l’introduire dans des lieux où la culture est absente et que le public qui les fréquente a un manque criant d’appétence pour l’art ? Comment susciter l’envie et la curiosité ?
La Halle de Julien Syrac, éditions La Différence, mars 2017