Petits dealers, fils de famille, bonimenteurs et travestis… Quartier bohème et bruyant de Rio de Janeiro, Lapa hérite d’une population hétéroclite qui fait son charme et son succès. Pauvres et riches, gens de la zone Sud et gars des quartiers populaires du Nord, fêtards en goguette et travailleurs de l’ombre, tous en font une destination noctambule… à part. C’est de cet univers singulier et festif dont nous parle Nicolaï Pinheiro dans Lapa la nuit, bande-dessinée en forme de récit choral où chaque pièce d’un même puzzle trouve sa place. Les couleurs y sont chatoyantes et les vignettes y sont esquissées sans cadre, comme pour laisser libre cours à l’imagination débridée qui hante les ruelles de Lapa. La bande-dessinée nous ouvre ainsi les portes de la nuit du bouillonnant quartier brésilien.
La foule est là qui se bouscule, se tutoie, se jauge, se frotte et se pique parfois. On s’invective, on se cherche, on se drague, entre une dégustation de caïpirinha et une volute de baseado. Ainsi qu’en témoigne un vieil homme à la barbe blanche s’adressant à Fabio, jeune garçon timide des quartiers Sud de Rio, « il peut suffire d’une seconde pour que tout bascule »… De fait, une balle perdue peut si vite arriver… Une touriste entraînée à l’écart ? Un policier sans scrupule prêt à embarquer tout le monde pour un motif futile ? À Lapa, tout est possible…
À tout moment, on se prépare ainsi à être surpris, même à vivre le pire, bien que le récit ne bascule jamais dans la peur, préférant nous proposer une tranche de vie certes sans fard et sans filet, mais néanmoins pétillante et malgré tout bon enfant. C’est dans cette ambiance particulière que nous plonge Pinheiro, au scénario et au dessin. Lui qui vit à Paris – mais qui est né en 1985 dans la capitale brésilienne – se fait un malin plaisir à brouiller les cartes en nous faisant déambuler dans Lapa, la nuit. Un tour de passe-passe qui nous fait rencontrer toute une galerie de personnages. Érika, jeune touriste blonde allemande, naïve et délurée, fait tourner les têtes, tandis que Cacique, petit gars malin des quartiers du Nord squattant encore chez son ex, trouve que Lapa est un excellent terrain de chasse. À quelques rues de là, un ancien militaire, dont le fils mate du porno tout en vomissant la fange d’une société désabusée se perdant dans Lapa, se tape un travesti dans un hôtel tenu par une réceptionniste avide de novelas. Et puis il y a aussi Joana, jeune femme libre et solaire. Et Livia. Et aussi Marquinhos et ses deux copains braqueurs… Tout ce petit monde ne se connaît pas nécessairement mais les rencontres fortuites des uns avec les autres vont les faire se croiser, se perdre, se déchirer, se retrouver, s’aimer… On dirait presque du Lelouch… à la sauce brésilienne.
Avec une pointe de néo-réalisme tout de même : page 58, la réunion d’anciens militaires nostalgiques du putsch militaire de 1964 fait ainsi écho aux dernières élections présidentielles brésiliennes, lesquelles verront arriver au pouvoir, en janvier prochain, Jair Bolsonaro. En plus d’être homophobe, misogyne et raciste, celui-ci ne rendait-il pas un hommage appuyé, il y a seulement deux ans, au colonel Ustra, tortionnaire notoire ayant sévi durant le régime militaire (1964-1985) ? À ce tableau iconoclaste de Lapa la nuit viennent s’ajouter d’autres traits caractéristiques de la vie du quartier : la chaleur ambiante, les corps qui se frôlent, la pénombre discrète des chambres d’hôtel, la musique étourdissante des boîtes de nuit… De quoi participer à la confusion des sentiments et se laisser entraîner dans une folle samba !