[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]eçon une. Leçon deux. Leçon trois. Et ainsi de suite jusqu’à la vingt. Trois en un, Le livre de lecture suivi de Trois pièces de théâtre. Un deux trois. Dans un jardin, Trois sœurs qui ne sont pas sœurs et Voir et vouloir, pièces en trois actes qui ne font qu’un. Pas de deux, pas de trois, vingt fois sur le métier, répétez après moi en découvrant ce bel ouvrage qui s’adresse – ou « fait semblant de s’adresser » selon le mot de l’éditeur – aux enfants mais s’accompagne d’un Petit dictionnaire pour les plus grands.
« Concentré de l’écriture de Gertrude Stein, figure tutélaire de la modernité littéraire américaine », Le Livre de lecture —The Firts Reader & Three Plays dans le texte — s’offre avant toute chose aux sens. A la vue — le grège de la couverture, le rose évanescent de l’illustration d’Alice Lorenzi. Au toucher — la texture de la toile, la qualité de la reliure. Au goût, à l’odeur, aux sonorités, à tout ce qui est en rapport, de près ou de loin avec la langue – où l’on comprend pèle-mêle, c’est à dire trop tard, en ouvrant ce « manuel élégant » à la manière « d’antan » très proche de celle de l’édition originelle de 1946, les raisons de la solidité et de la sagesse de ce cartonné toilé comme une camisole.
« A côté il y avait un lièvre et à côté du lièvre il y avait un oiseau un oiseau quotidien. Un oiseau quotidien est un tiers d’oiseau commun, un oiseau quotidien étant un tiers d’oiseau commun un oiseau quotidien sait se faire entendre, quand il se fait entendre est-ce bien de la lecture qu’il entend, oui il les entend essayer d’apprendre à lire les dix chiens et les dix enfants et puisque cet oiseau est un oiseau quotidien, et qu’un oiseau quotidien est le tiers d’un oiseau commun, il les entend quotidiennement essayer de faire moins d’un tiers de ce qu’ils entendaient, aussi dit l’oiseau dit l’oiseau quotidien, je vais rassembler dix oiseaux quotidiens pour voir qui apprendra à lire en premier des dix enfants des dix chiens et des dix oiseaux quotidiens. »
L’on ne peut/veut réellement, la plupart du temps, appréhender Gertrude Stein – écrivaine, féministe, collectionneuse d’art et mécène – et son œuvre – réputée illisible/intraduisible mais incontournable – ou, pour mieux dire, sa pratique de l’écrit – indissociable de son époque et de l’histoire des lettres – sans se munir au préalable d’une solide culture historique, artistique et littéraire, ni s’adonner avec autant de vigueur que de rigueur à une étude quasi épistémologique des multiples publications et études – traduites ou non – qui l’érigent, certainement à raison, en système. Passé ces connaissances et précautions d’usages, l’on se replonge dans la lecture du livre, épris d’une langue à la fois étrange et familière, inquiétante et jouissive.
« L’oiseau quotidien était tout excité. Il avait entendu un mot. Il aurait pu entendre le mot ver mais ce n’est pas ce mot-là qu’il avait entendu. Le mot qu’il avait entendu était pomme de terre. Douce pomme de terre, mot beau, mot doux, c’était là le mot qu’avait entendu l’oiseau quotidien. Et erre dit-il c’est erre ou hère qu’ils ont à l’esprit hé non dit-il c’est thé qu’ils ont en tête et terre oui terre, dit-il aussi, en va-t-il bien ainsi. Hé non, dit-il alors, il n’en va pas ainsi c’est pomme de terre et il sourit et sourit et dit oh pomme de terre douce pomme de terre il en va bien ainsi. »
Prosopopées, répétitions, accumulations, permutations, perturbations de la ponctuation, rimes et allitérations, rythme binaire et gradations. Comme souvent lorsque, devant le rejet de l’explication promu par les écritures les plus contemporaines, surgit la tentation de l’analyse, il faut y renoncer soi-même et glisser à sa guise. Se laisser râler aux sons. Distinguer les sens et l’essence d’un mot. Apprendre à centrer son attention sur le nombre, puis à se concentrer sur l’intention portée au nom.
Le Livre de Gertrude Stein propose ainsi une expérience de lecture complète, qui se prête à l’oreille mais ne se révèle qu’à la vue. Où l’on apprend à distinguer du particulier au général et du général au particulier les animaux, les végétaux, et ce qui les désignent, les nomment – les noms, les couleurs, les nombres, les formes, le temps – et ceux qui les définissent – les garçons et les filles, les femmes et les hommes – soutenus par une réflexion sur la pratique de l’écrit, de la lecture et de la représentation.
Et si « Les enfants boudent, s’ennuient » lorsque les Trois pièces leurs sont jouées, nous apprend Marc Richet dans son Petit dictionnaire pour les plus grands qui clôt l’ouvrage, c’est peut-être de se reconnaître dans la représentation de ces jeux naïfs et égoïstes, cruels et ritualistes, sans avoir leur mot à dire. Car c’est autant à eux, sinon davantage, que Le Livre de lecture se destine. A condition, selon l’âge, d’accompagner cette lecture qui se veut, par-dessus tout, active et opératoire, et d’abandonner cet esprit de sérieux qui accompagne généralement les ouvrages qui leur sont – prétendument et généralement – réservés, pour créer un dialogue véritable entre lecteurs qui exclue toute infantilisation et toute discrimination.
Philosophique, poétique, ludique, riche, beau et exigeant, Le livre de lecture de Stein se pro-pose ainsi, tout à la fois comme une poïétique et une maïeutique. Quand la pédagogie nécessite la répétition, la rhétorique et didactique de Stein reposent sur son usage excessif, obsessif, qui pousse à l’interrogation, et donc à la compréhension. Où l’on découvre, encore. L’histoire du garçon, du soldat, solitaires. Où l’on apprend, toujours. Grâce à la lecture, au jeu, au je, à l’autre. A développer son rapport à eux. Où l’on réfléchit, enfin. A l’identité, à l’obéissance, à la peur, au père, à la mère, au poids et à l’existence. A la présence, à l’absence, à la sexualité, à l’amour, à la mort. Où l’on interroge le sens et l’émotion dissimulés derrière l’évidence.
Et s’il fallait résumer les raisons pour lesquelles Le livre de lecture est ce qu’il est, insaisissable et indéfinissable, manuel et précis, leçon de choses et leçon de vie, c’est parce qu’il appartient à un monde où le nom est réellement la chose. Autrement dit: « A Rose Is A Rose Is A Rose. » (Gertrude Stein, Geography and Plays, 1922)
Marc Richet, l’excellent traducteur de cet exigeant Livre de lecture est également l’auteur de L’Autobiographie de Gertrude Stein, dialogue poétique et imaginaire avec l’écrivaine, sortie en 2011 chez Éric Pesty Éditeur. C’est à l’occasion d’une soirée de présentation de son dernier opus intitulé De l’âme à la librairie Le Comptoir des mots que j’ai pu découvrir plus avant ce Livre.
Alice Lorenzi, pertinente, impertinente et talentueuse illustratrice de l’ouvrage, tient également un tumblr où l’on peut suivre ses nombreux travaux.
Les éditions Cambourakis, que l’on ne présente plus et auxquelles on ne peut penser ici sans évoquer la collection Sorcières, a également fait paraître en 2011 Le Salon, bande dessinée policière et fantastique de l’américain Nick Bertozzi, traduite de l’Anglais par Christophe Grosdidier, qui redessine l’histoire du cubisme et de l’appartement de la rue de Fleurus où les Stein recevaient et exposaient l’avant-garde artistique du monde entier.
Le Livre de lecture, Gertrude Stein, Traduit de l’anglais (Etats-unis) par Marc Richet et illustré par Alice Lorenzi, sorti chez Cambourakis le 23 novembre 2016.