[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]artir d’un lieu et, de celui-ci, remonter à une époque et surtout, aux gens. Dans Légende, comme également dans d’autres de ses livres (on pense à l’Afrique des Grands, des cailloux perdus au milieu de la mer de L’affaire furtif) Sylvain Prudhomme inscrit ses histoires, les hommes et les femmes sur un territoire dont il tisse avec intelligence et pudeur les interactions avec les vies des uns et des autres : le territoire faisant les gens et inversement, au sens propre comme au figuré (« cette grande plaine piquée à intervalle réguliers de monticules de pierres (…), vestiges de la seconde guerre mondiale et de la peur des allemands de voir l’endroit se transformer en terrain d’atterrissage sauvage pour les alliés »). Sylvain Prudhomme aborde ainsi les habitants de la Crau, comme certains vivent, les métiers des uns et des autres, avec une poésie légère, des mots qui pourraient parfois évoquer Giono (« il avait dit le mot garder comme ça, sans objet, comme disaient les bergers. Garder tout court. Chacun savait bien quoi), mais sans idéalisme, avec un réalisme sur la ruralité s’inscrivant dans les pas de John Berger et Maryline Desbiolles (« Nel se rappelait avoir eu honte, s’être dit je suis donc le fils de ça, je suis l’enfant de cet endroit où on ment aux héros, les miens sont ceux-là qui jamais de leur vie ne sont allés voir de l’autre côté des montagnes et qui lorsqu’on vient à eux se claquemurent »).
Sur ce petit territoire de bergers et de brebis (fournisseur d’un fourrage ayant reçu une AOC !) il y a la Chou, un ancien mas où l’on a fait la fête dans les années 70, 80 et de moins en moins au fur et à mesure que les années passent, sur laquelle deux amis, Nel et Matt, veulent faire un film. Rapidement on devine, on perçoit que la Chou n’est qu’un prétexte (pour Nel et Matt et pour Sylvain Prudhomme) pour, à partir du lieu, remonter les fils d’une époque et notamment reconstruire l’histoire d’une famille, celle de Nel, et en particulier celle de deux garçons atypiques Fabien et Christian (ce qui fait dire à Matt « Je me suis rendu compte que c’est ça qui me touche, plus que tout : la trajectoire des uns et des autres. Ce qu’ils ont vécu. Je me focalise depuis le début sur la Chou, mais ce qui me plaît au fond dans dans ce lieu c’est toutes ces vies qui se sont rencontrées. Tous ses chemins qui s’y sont croisés »). Il n’est pas anodin que Nel soit photographe et qu’avec Matt ils souhaitent faire un film. Tous les deux s’intéressent à ce qu’ils voient mais aussi à la représentation de ce qu’ils voient, c’est à dire qu’ils s’attachent à comprendre la signification d’une chose au delà de sa simple consistance pour y voir les signes et les symboles d’une époque, ce que parfois le simple regard ne montre pas.
[mks_pullquote align= »left » width= »300″ size= »24″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]elle était morte, et cela sans histoire, vite et bien, d’une mort douce aux autres, rapide, pas dérangeante[/mks_pullquote]
Avec un souffle romanesque que l’on avait déjà bien perçu dans Les Grands, et qui est encore plus abouti ici, Sylvain Prudhomme raconte une formidable histoire sur des hommes. Les personnages sont nombreux, épais, consistants, tortueux, humains tout simplement. On saute de génération en génération, enraciné dans un contexte familial, qui nous aide à comprendre les perceptions des uns et des autres sur le voisinage, les parents, le temps qui passe, la manière dont on il faut, dont on peut, vivre ou mourir (« elle était morte, et cela sans histoire, vite et bien, d’une mort douce aux autres, rapide, pas dérangeante »). Si Sylvain Prudhomme fait cette grande mise en forme sans complaisance, c’est toujours avec une très belle humanité. L’écriture du livre ne cède rien et se tient tout du long, fine, droite, émouvante. On achève Légende ému, étonné par cette fresque familiale qui ne nous a pas dispersé, émerveillé par la capacité de Sylvain Prudhomme à faire palpiter cette histoire aussi fortement, par ce regard qu’il pose sur les hommes.
« Que la vie de chaque individu, regardée avec assez d’attention, de suffisamment près, racontait infailliblement l’époque à laquelle il avait vécu. Illustrait les espoirs et les peurs qu’avaient eu ses contemporains, la façon dont ils avaient aimé, fait la fête, eu des enfants, craint la mort. Eté audacieux ou prudents, généreux ou égoïstes, insouciants ou inquiets, tire-au flanc ou bûcheurs, constants ou volages, joyeux ou moroses, enthousiastes et désabusés ».
Voici un extrait :