Il y a quelques semaines paraissait Le roman vrai d’un fasciste français, de Christian Rol. La biographie d’un drôle de type, René Resciniti de Says, dit l’Élégant, qui a avoué sur le tard être coupable des assassinats de Henri Curiel et Pierre Goldman en 1978 et 1979. Rien que ça… Deux morts violentes non élucidées et éminemment politiques. Presque aussitôt, Noël Mamère demande une commission d’enquête. Ce livre sulfureux, dont l’auteur a subi, par le biais de son éditeur pressenti, des pressions disons… inamicales, à tel point que l’éditeur en question jeta l’éponge sans plus d’explications, est donc aujourd’hui publié par Pierre Fourniaud à la Manufacture de livres. Un pari osé, car cette histoire-là ne plaît pas à tout le monde, mais aussi parce que la réputation du héros de ce livre, homme d’extrême-droite, risque d’entacher l’image d’un éditeur indépendant qui est loin de partager les vues de l’Élégant. Alors, pourquoi publie-t-on un tel livre, un livre qui jette la lumière sur une période trouble et des mécanismes politiques plus que douteux ? Nous avons posé la question à Pierre Fourniaud, et en avons profité pour lui demander de nous raconter son métier d’éditeur tel qu’il le conçoit.
Velda : Pouvez-vous nous raconter comment ce manuscrit est parvenu jusqu’à vous ?
Pierre Fourniaud : Christian Rol avait travaillé avec un auteur que j’ai publié, Charles Pellegrini. Il lui avait servi de « ghost writer » sur un ancien livre. Il cherchait un éditeur pour son projet sur l’assassin avoué de Pierre Goldman et Henri Curiel. Je lui ai présenté quelqu’un chez Fayard, ils ont conclu l’affaire et nous avons même fêté le contrat.
Au bout d’un an, à l’automne dernier, Fayard a annulé le projet pour des raisons un peu floues : motivations commerciales, pressions amicales ou inamicales ? Il faut dire que Charles Pellegrini m’avait déconseillé de publier le livre : « Tant que Giscard n’est pas mort, il ne vaut mieux pas sortir ces histoires. »
En 2010, René Resciniti de Says, sujet du livre, mort en 2012, a fait l’objet d’un documentaire diffusé sur Canal Plus. Le réalisateur du film, qui m’a contacté par la suite, a subi de multiples pressions, tout juste s’il ne s’était pas confronté à des types en imper et en chapeau mou. En fait, René était pigiste des services secrets français dans les années 70-80, pendant les années de plomb, dans le contexte de la Bande à Baader et des Brigades rouges. La vie politique était tendue à cette époque-là, on était en pleine guerre froide. Ce type avait donc travaillé avec des petits jeunes qui, à l’époque, faisaient partie du commando qui a assassiné Goldman, et qui aujourd’hui ont fait carrière ou sont pratiquement à la retraite. Ils n’ont aucune envie qu’on révèle que Pierre Goldman a été assassiné sur décision venue d’en haut, ce qui est dit à demi-mot dans le livre. Parce que quand même, on n’a pas le droit de le faire ! Pour l’instant, je n’ai subi aucune pression, si ce n’est le silence assourdissant de la presse la plus à droite. Comme mon auteur est très clairement issu de l’extrême-droite, Le Canard enchaîné l’a trouvé intéressant mais absolument pas présentable, L’Express a réagi en disant « Mais qu’est-ce que c’est que ce type épouvantable? ».
Velda : Alors pourquoi avoir publié ce livre, alors que vous êtes très loin politiquement de ces idées-là ?
Pierre Fourniaud : Je l’ai compris en discutant avec un copain éditeur : ce qui m’intéresse, ce sont les textes avant les auteurs. Certains éditeurs ont des relations tellement étroites avec leurs auteurs qu’ils peuvent publier pratiquement n’importe quoi de ces auteurs-là. Je ne fonctionne pas de cette façon. Je publie des gens très différents : dans la mesure où la moitié de ma production vient de voyous ou de criminels, je ne peux pas dire que je défends leur cause, surtout que souvent il n’y a aucune cause. Donc je publie des écrits, avant tout. Ce qui m’intéresse, ce sont d’abord les textes. Les auteurs, ça vient après. C’est mon style. D’ailleurs, en tant que lecteur, je ne suis pas spécialement intéressé par une rencontre et une discussion avec les auteurs des livres que j’aime. Je pourrais donc tout à fait publier des gens avec qui je m’entends très mal. Il se trouve que j’ai de la chance : avec les auteurs de fiction, il existe quand même une connivence. Au début, la relation est très amicale. Avec l’auteur de fiction, la relation se déroule en plusieurs temps. Pour l’auteur d’un premier roman, la relation est à son acmé quand le livre sort. L’auteur s’endort nécessairement en rêvant à une certaine forme de reconnaissance ou de gloire, même si je « refroidis » régulièrement mes auteurs sur les chiffres de vente. Une fois passé ce stade, la relation soit se relâche, soit se professionnalise. C’est toujours un moment délicat… Le fait de voir son nom sur la couverture d’un livre, que l’on soit romancier ou trafiquant de drogue, ça n’est jamais anodin.
Velda : D’où viennent vos choix de textes : voyous, bandits, mauvais garçons ?
Pierre Fourniaud : J’ai fait des policiers aussi, même au début ! Je crois qu’il y a une fascination pour la transgression. Quand on est gamin et qu’on joue aux cow-boys et aux Indiens, on préfère les Indiens. On préfère les voyous aux flics. La vie est plus intéressante du côté des voyous que du côté de ceux qui défendent la loi. Dans le crime organisé, fiction et réel se mélangent, avec les figures des Corleone, des Al Capone, des Lucky Luciano. Autant au XIXe siècle il y a eu les grands explorateurs ou les grands scientifiques, autant au XXe siècle ce sont les grands criminels qui sont devenus les figures mythiques. On pourrait aussi penser aux grands capitaines d’industrie, comme Henry Ford ou Steve Jobs. Les figures de criminels ont tordu le réel dans tous les sens. D’ailleurs Al Capone le disait avec une grande lucidité : il affirmait qu’il n’était qu’un capitaine d’industrie qui avait su régler les problèmes de concurrence, de marketing, de marge, etc. En fait ces deux mondes, celui du crime et celui du business, sont assez proches. Quand j’ai publié le livre de Redoine Faïd (Braqueurs, entretiens avec Jérôme Pierrat), il est passé à la télé pour expliquer que pour un caïd de cité braqueur de fourgons, le héros d’aujourd’hui c’était Nicolas Sarkozy : « Il a une Rolex, quand il voit un bourgeois il lui dit « Casse-toi pauvre con », il veut faire du fric et il n’a pas de règles ! » Ce que j’ai toujours contesté dans l’histoire du banditisme, c’est la soi-disant proximité avec l’extrême-gauche. Les gens du milieu sont tous très réactionnaires, favorables à un ordre très fort. Certains sont même carrément des fachos.
Velda : Vous pourriez publier un livre sur Baader, par exemple ?
Pierre Fourniaud : Oui, bien-sûr. Je vais bientôt publier le livre d’un médecin qui travaillait avec Médecins Sans Frontières en Syrie. Imaginez ça : un vieux docteur, très en forme car c’est un grand sportif. Il divorce, il fait des voyages avec des vieux médecins friqués, et un jour, à Vienne, il prend conscience : « Ce n’est pas possible, je ne vais pas terminer ma vie comme ça, avec des cons pareils. Après tout, ma vocation, c’est de soigner. C’est tout le sens du serment d’Hippocrate. Où a-t-on besoin de moi ? » En deux clics et trois rendez-vous à Paris, il se retrouve en Syrie en pleine guerre civile. Et il raconte… Et on découvre par exemple qu’ouvrir un hôpital dans un pays en guerre, ce n’est pas du tout recevoir 24h/24 des blessés par balle, mais surtout soigner des femmes avec des problèmes d’accouchement, des gamins victimes d’accidents domestiques parce qu’on trafique l’essence. Les blessures de guerre représentent en fait 10% du travail. Il raconte donc au jour le jour cette vie en pleine guerre, avec une galerie de portraits étonnante. C’est un vrai travail de conteur.
Velda: Pour quelles raisons avez-vous choisi ce texte ?
Pierre Fourniaud : C’est l’histoire d’un type qui pourrait se la couler douce avec sa retraite dorée, qui repense à son serment d’Hippocrate et qui part d’un seul coup soigner dans un pays en guerre, prendre le risque de se faire trouer la peau en Syrie, ce qui prend une dimension du coup beaucoup plus noble que chez quelqu’un qui est aveuglé par une idéologie quelconque. Redoine Faïd, c’est un peu la même chose, même s’il n’est pas question de s’en faire l’avocat : c’est quelqu’un qui refuse son destin et qui se dit « Ok, je vais passer la moitié de ma vie en prison et je vais devenir une vedette dans ce domaine-là… » Heureusement, il n’a jamais fait aucune victime. Il y a là une sorte de folie des grandeurs. Et pourtant il dit toujours qu’il a été très bien intégré, que la France l’a bien accueilli. Il a ce côté « meilleur ouvrier de France » qui fait qu’il se dit : « On est là, on décharge les fourgons sur l’autoroute, les flics arrivent au moment où on l’avait prévu. Je suis complètement en-dehors de la loi puisque je suis l’ennemi public n°1, mais le monde s’articule autour de moi. » Il n’est absolument pas dans l’accumulation capitalistique, car sinon il n’aurait pas pris le risque d’attaquer un fourgon. Il vendrait du shit à grande échelle, comme ceux qui commencent comme guetteurs à 15 ans, qui bossent comme des malades et qui, à 30 ans, reconvertissent tout leur argent en boîtes de nuit, en immobilier ou en restaurants. S’ils sont encore vivants, bien sûr. Mais il y en a qui survivent, il y en a même qui ne font jamais de prison. Ils habitent souvent dans d’autres pays que la France parce que c’est devenu un peu compliqué pour eux, mais ils réussissent sur le mode capitalistique. Ces gens-là ne seraient jamais allés se faire trouer la peau pour braquer un fourgon, ils sont comme nous, ils trouvent ça complètement dingue ! Ils fonctionnent sur le mode Lucky Luciano, ce sont des commerçants qui appliquent la règle à l’extrême : les concurrents, on les élimine par la violence. Ça n’est pas pour rien si les vieux truands les appellent les commerçants. Ces gens-là aspirent à vivre comme de bons bourgeois. Ils se disent « Pourquoi se ruiner la vie en vendant des kebabs alors qu’on peut gagner 10 fois plus en vendant du shit ? » Tout simplement. Et effectivement, si on se base sur des critères ultra-libéraux, à Bondy, il vaut mieux être dealer ou footballeur que prof d’histoire.
J’aurai bientôt un bouquin du fondateur des Pink Panthers, un ancien militaire serbe. Les Pink Panthers, ces anciens militaires qui ont écumé les bijouteries après la guerre en Yougoslavie. Pour eux, après ce qu’ils avaient vécu, braquer deux vigiles place Vendôme armés d’un crayon Bic et d’une bombe lacrymogène, ça n’était pas vraiment un problème. Il témoigne sous son pseudo, « L’avant-centre », qui lui vient du fait que beaucoup étaient liés au monde du football, des supporters et des hooligans.
Le point commun entre tous ces personnages : des types qui choisissent une vie différente.
Velda: Dans le cas de René Resciniti de Says, on est vraiment dans l’histoire, plus seulement dans le banditisme.
Pierre Fourniaud : Ça n’est pas si loin finalement, si on lit bien le livre. Ce type, qui était à Action Française plus par posture qu’autre chose, n’est pas réellement engagé politiquement. Il voit son monde s’effondrer, profite de la révolution sexuelle et de la libéralisation des mœurs tout en appartenant à un parti d’extrême droite -supposé conservateur et puritain. J’ai bien aimé l’écriture du texte, cette narration qui ne se réfugie derrière aucun artifice et qui raconte des assassinats. Resciniti est vraiment un affreux, il tue Henri Curiel qui est un porteur de valises… Mais je ne crois pas du tout au côté monstrueux de la nature humaine. Je nourris un intérêt fort pour ce qui se passe dans la tête d’un type comme ça.
Par exemple, j’adorerais publier le livre d’un membre des Einsatzgruppen, ou bien de ce type qui sort de sa Bretagne et se retrouve à couper la tête de pauvres journalistes américains pour Daech. Du coup, si on se met à analyser, on se retrouve dans une démarche quelque peu empathique, car même le pire bourreau reste un humain. J’ai été très marqué par un texte incroyable signé par un officier allemand des Einsatzgruppen, Bruno Schulz, écrivain, artiste et dessinateur du yiddishland des années 30, à Drohobycz. Comme il parle très bien allemand, il échappe aux premiers meurtres de masse et devient le précepteur des enfants d’un officier allemand, Felix Landau, un des commandants des Einsatzgruppen chargé de recenser les juifs et de planifier leur massacre. Le Landau en question entretient une correspondance avec sa femme, qui le trompe avec un officier de la Luftwaffe. On a donc un pauvre type qui massacre femmes et enfants, et qui le reste du temps souffre de terribles tourments amoureux et est trompé par un membre de l’élite. Aucune excuse bien sûr pour ce qu’il a fait : mais cela montre bien qu’un type capable des pires actions reste toujours un humain. Voilà ce qui m’intéresse : explorer le côté humain des gens. Dans une situation donnée, bien malin celui qui pourrait dire comment il réagira.
Velda : Où placez-vous les limites ?
Pierre Fourniaud : J’ai refusé beaucoup de manuscrits épouvantables. Je ne m’intéresse pas du tout aux tueurs en série, par exemple, même en fiction. Si Francis Heaulme m’écrit en me disant « Je vais vous raconter ma vie », ce sera résolument non ! Ces gens-là sont en-dehors de l’humanité. Sans doute y a-t-il là une dimension morale. René Resciniti de Says, c’est un type intelligent et formé, et qui décide de devenir une ordure. Le reproche qu’on peut faire à ce livre, ce sont les réflexions de l’auteur sur l’évolution de la société… Je ne fais pas du tout partie de cet univers-là ! Mais quelqu’un qui aurait eu la même vision politique que moi n’aurait pas pu écrire un livre comme celui-là. Ça me fait un peu penser aux auteurs de la Table ronde qui, finalement, s’emmerdent avec les types du FN ou les cadres d’extrême-droite parce qu’ils reconnaissent que ce sont tous des gros cons : ils aiment bien fréquenter les types qu’ils sont censés détester. Des types qui se prétendent intégristes et qui ne mettent jamais les pieds à l’église, qui bouffent, qui baisent, qui vivent. Dans le livre Gang Story (NDLR : photos de Yan Morvan, texte de Kizo : ce livre a été interdit à la diffusion pour des questions de droit à l’image), on voit ces mecs avec des cheveux longs qui boivent des bières dans des rades de banlieue minables avec leurs croix gammées sur les bras, on se dit « Qu’est-ce que c’est que ces gros nuls ? » Leurs parents ont connu la guerre, et pour eux la transgression ultime, c’était la croix gammée. Mais ces types-là, dans un quelconque parti nazillon, disparaîtraient immédiatement.
Velda : Ce livre jette aussi une lumière intéressante sur les partis d’extrême-droite dans le siècle…
Pierre Fourniaud : J’espère que ce n’est pas ambigu. Mais oui, entre Ordre Nouveau et le PFN, c’était déjà difficile. Le Pen a perdu un œil dans un attentat commis par des types d’extrême-droite. Stirbois est mort dans des conditions bizarres, et ce n’était pas un attentat de l’extrême-gauche.
J’aimerais aussi faire un livre avec quelqu’un de l’ETA. Quelqu’un qui raconterait de l’intérieur… Les Écossais ne sont pas loin d’avoir l’indépendance alors qu’ils n’ont même pas mis une gifle à un soldat anglais. Tandis que les Basques ont tué des milliers de personnes. Pourquoi ce combat-là, qu’est-ce que ça fait d’être clandestin ? J’ai aussi un projet avec un chercheur autour des trajectoires individuelles. Il y aura peut-être un livre sur un islamiste radical. Un gamin né à la même époque que moi et qui se retrouve à vouloir assassiner Cabu : qu’est-ce que c’est que cette trajectoire ? Ça me passionne de savoir comment ça fonctionne. Je m’intéresse à tous les aventuriers, mais tout le monde peut devenir un aventurier. C’est pourquoi je n’ai pas vraiment de règle : ce qui m’interpelle, ce sont les types qui sont vraiment tout seuls, hors de tout mouvement idéologique.
Velda : Donc vous n’avez pas vraiment la sensation d’être passé de l’histoire criminelle à l’histoire de France ?
Pierre Fourniaud : Non, parce que si ça n’avait pas été René Resciniti de Says, ç’aurait été quelqu’un d’autre, un type de la bande de Bob Denard par exemple… Ce type est un instrument, rien de plus. En plus, l’objet du livre, ce n’est pas de dire : « C’est lui l’assassin de Curiel et Goldman. » Gilles Perrault, par exemple, pense qu’il a tué Goldman mais sans doute pas Curiel. La fille de Curiel a réagi en disant : « si ce n’est lui, c’est donc son frère. »
Velda : Jusqu’à présent, nous parlions des documents. Le choix des romans, de quoi procède-t-il ?
Pierre Fourniaud : Dans les romans que je publie, il y a souvent des gens qui vivent tout seuls. Du personnage créé par Paul Colize dans Back up au Gus de Franck Bouysse dans Grossir le ciel, on me raconte des histoires d’individus. Finalement, le seul critère, c’est que ça me plaise…
Velda : Publier Arthur Cavan, ça vous aurait plu ?
Pierre Fourniaud : Oui, bien-sûr. Et aussi La ballade de la Geôle de Reading. Je ne suis pas un gros lecteur de romans policiers, bizarrement. Sauf pour les grands Américains, chez lesquels la distinction entre littérature blanche et littérature noire est de plus en floue. Je vais publier mon deuxième roman d’anticipation, qui se passe en 2048. Je trouve d’ailleurs un peu dommage que la SF n’ait pas fait ce qu’a fait le polar : casser les frontières. L’intérêt pour un éditeur à faire du policier, c’est aussi d’esquiver les mécanismes de promotion traditionnels. J’échappe aux rentrées littéraires, aux prix littéraires, d’une certaine façon c’est plus facile, moins codifié. Mais ça ne m’empêche pas de publier de la littérature.