La corruption morale, politique et individuelle occupe depuis un certain temps le cinéma de Zviaguintsev. Dans Elena, le drame familial reflétait les turpitudes d’un pays à la dérive, ayant compris que la survie passait par le crime. « Tout le monde est coupable », affirme un des personnages de Leviathan : du maire au pope, de l’avocat amant à l’épouse infidèle, le tout sous le regard d’un protagoniste instable et impulsif.
Le passé est une ère révolue, dont les carcasses jonchent la marée basse de la mer de Barents, dans ces reculades d’une Russie qui n’épargne donc personne. Coques pourries, squelette de baleine sont les vestiges d’un âge qui ne fut même pas d’or.
Le présent est un alignement de façades décaties, des poissons qu’on vide à la chaîne et des barbecues sur la plage où l’on se divertit en tirant sur des bouteilles et les portraits des anciens dirigeants, dans une atmosphère aussi grotesque qu’inquiétante sur ses dérapages potentiels.
Le futur est dans le démantèlement. Car un portrait officiel subsiste, celui de Poutine, qui trône dans les salons cossus des antres officiels de la corruption. Car dans les voitures, cohabitent les pin-ups et les icônes. La religion, le pouvoir et le divertissement, surtout celui de la vodka, pour oublier à quel point ils oppriment. Le futur est la victoire du fric, qui ne cesse de se répandre et de dévorer.
L’un des pièges de Leviathan est sa beauté. Les décors naturels, la lumière grise d’un pays qui semble constamment entre chien et loup, la mer furieuse et les brumes des plages boueuses, tout est splendide. La lenteur contemplative du réalisateur n’est jamais hors de propos, et certains de ses plans-séquences ont la même force que dans Elena, de même que son découpage, son sens du cadre ou les tableaux qu’il parvient à construire. Difficile d’oublier le plan de l’affiche, celle de l’enfant face au squelette, ou celui d’une pelleteuse dévorant la façade d’une maison. La musique de Philip Glass, parcimonieuse, permet elle aussi cette mesure juste dans le pathos.
Affirmer qu’Andreï Zviaguintsev est un grand réalisateur n’a plus rien d’étonnant. La maîtrise de ses précédents films est toujours à l’œuvre, et impressionne au point, peut-être, de nous inhiber quant aux réserves qu’on pourrait avoir sur cet opus.
Dans le regard presque entomologiste qu’il porte sur l’ensemble de ses personnages, le cinéaste empêche toute empathie. Au pays des choses dernières, on sait d’emblée que tout est perdu, et si les individus s’anesthésient dans la vodka (et Dieu sait qu’on nous le fait comprendre), tel peut aussi être notre sort face à tant de noirceur : non pas un rejet pour se préserver, mais un tableau si désespéré qu’il pourrait conduire à l’indifférence pour ce troupeau veule qui s’entredévore dans un renoncement éthylique.
Ce sentiment est renforcé par un scénario qui n’est pas aussi brillant que ce que le palmarès de Cannes a voulu nous le faire croire (choix vraiment étrange, qui ressemble à un lot de consolation. Il semblait bien plus légitime de lui octroyer le prix de la mise en scène). Après un début assez relâché, l’intrigue qui se met en place prend plusieurs directions dont certaines fonctionnent moins bien que d’autres, comme la destinée de l’avocat par exemple. On pourrait certes considérer comme volontaire ces pistes qui n’adviennent pas et cette destruction généralisée : elle n’en contribue pas moins à distancier le spectateur du spectacle glacé auquel il assiste. Splendide, certes, mais d’une radicalité qui met de côté l’humanité nécessaire pour vibrer aux côtés de ce pays qui sombre.