03/03/2003
J-5.
Pas de musée.
Et pas rive gauche le dîner. Pour dire vrai, plutôt agréable. Les mômes de Laure dînent-piaillent quand j’arrive (en retard, mais c’est loin le XVe). Et là, surprise : Laura, la cadette de Laure de deux ans, straight from Australia. Plus fine que dans mon souvenir, plus bronzée aussi, paisible. Je l’ai connue un peu bécasse, coinssosse, flirtant avec des mecs roulant en 2CV (alors que même nos parents pensaient que ça n’existait plus) ; elle est maintenant une belle plante au regard lointain (jetlag ?), ressemble beaucoup moins à sa sœur que dans mon souvenir – est d’ailleurs plus marquée, ce qui ne lui va pas mal. Partie en vacances en Australie sur la fin de ses études, elle n’en est jamais revenue. Elle y tient une pépinière, essentiellement des cactus. Elle qui se destinait à être prof, qui l’aurait cru ?
Quand les mômes sont couchés, elle raconte sa maison sur le littoral (elle vit seule même si elle a un boyfriend depuis plusieurs années, un chercheur qui boit de la bière et fait pousser des fleurs pour une boîte de parfumerie), les plages désertes sur des kilomètres, les seaux de vinaigre tous les vingt mètres, sous les panneaux d’interdiction de se baigner pour cause de bancs de méduses mortelles, les heures de route pour trouver le premier bled. J’envie, j’envie pas ? Pas de shopping, une ou deux fêtes dans l’année, pas de tabac ouvert la nuit (pas de tabac du tout, me dit Laura), risque de sécheresse des muqueuses, miroir à éviter si on ne veut pas devenir totalement dingue (mais ça, je connais). La contrepartie, c’est que toute pollution, urbaine et humaine, est exclue ; pas d’engueulades – on se voit peu mais bien, la meilleure herbe du monde qui pousse comme du chiendent, « et si tu as besoin de te mettre en orbite, je cultive des champis et des cactus ». Sans compter que les sextoys, c’est pas fait pour les chiennes.
Laura et Laure, les deux sista, déjà à l’époque tellement différentes l’une de l’autre malgré cette connerie de prénoms (qu’est-ce qui était passé par la tête de leurs parents, va savoir), on les prendrait désormais, au mieux, pour deux lointaines cousines qui se découvrent. Elles se couvent du regard, s’excusent dix fois de s’être coupées la parole, s’interrogent muettement comme si les mots risquaient de briser quelque chose.
Je pense à Mado et à Léo et Jean ses fils, mes neveux. Une porte s’entrouvre, ma sœur n’est peut-être pas si méprisable. Si vingt mille kilomètres nous séparaient au quotidien, peut-être lui aurais-je tout pardonné.
Je quitte le XVe comme on quitte une famille qui n’est pas la sienne après un réveillon de Noël : sur la pointe des pieds. L’image de Mado dans la tête. Lui pardonner quoi ? Je ne sais plus.
Autre arrondissement, autres mœurs. Un squat, dans le XXe, je tourne un moment en taxi, je n’ai pas les bonnes fringues pour ce genre d’endroit, trop court, je ferme le manteau de cuir. Techno hardcore, le cœur qui saute dans sa cage, menace de s’échapper. Il y a un moment que je suis pas venue dans un endroit comme ça. Looks, crêtes, travellers, piercings, défonce – mauvaise défonce. Une performance de cracheurs de feu, et derrière, perché en haut d’une sorte d’échafaudage, deux DJ – l’un d’eux est Rob « Duris ». Texto. Il m’a vue mais continue de s’affairer autour des platines. Si je t’emmerde, n’hésite pas. Le son est à chier, insupportable. Bon, je bois un verre et je me casse.
Et puis non, ils n’ont que de la Seize, ça fait pisser et juste après, tu as le cerveau qui s’ouvre en deux. Plan B, je compte jusqu’à cent et je me casse.
Et je me casse.
Je marche des plombes, pas âme qui vive, pas même une station de métro, pas de tax.
Je pense : je tourne en rond.
Je pense : c’est Laura qui a fait la cuisine, elle a saupoudrée la bouffe de champis séchés.
Et : elle a saupoudré la bouffe de peyotls et je vais me faire un bad trip au milieu de nulle part.
Mais au détour d’un croisement (ça fait toujours ça à Paris), je retombe sur mes pieds. Au bout de la rue, là-bas, c’est Gambetta. Ça tombe bien, je suis suivie. Il se rapproche. Seul, d’après ce que j’entends, saloperie de talons, mon portable, et puis j’appelle qui ? « Eh. » Et si je m’arrête… « Eh, va pas si vite. » Une main sur mon épaule, ferme. C’est Rob, yeux noisette claire, odeurs d’Egoïste, de tabac et d’alcool. De sueur aussi. Rassurée l’espace d’une minute. Il dit : « Ça va ? T’as flippé ? » Et : « Je t’ai regardée, t’es terriblement sex. » Sa main entre mes cuisses, remonte, je ne sais pas si j’ai à nouveau peur ou si je suis excitée. Sa langue dans ma bouche, sa main me fouille. Bon : je crois que je suis à la fois effrayée et excitée. Chez ma gynéco, il y a une semaine, un article sur le décalage entre le fantasme et la réalité d’un viol. Ça ne doit pas en être un, je ne pense pas à crier.
Je pense : une capote, lui faire mettre une capote.
Je pense : je dégouline comme une fontaine.
J’arrête de penser et je jouis juste du frottement de son jean sur ma vulve.
Rien que le souvenir et ça me picote les reins et le bout des seins.
Cyril passe dans une heure pour le thé. Il pourra peut-être me calmer.
21h43
Tu parles, Charles. Si j’avais su, il aurait attendu demain et un bistrot brasserie plutôt que de me salir la fin d’aprem d’un week-end presque parfait. Mais il voulait « qu’on soit tranquille », me parler comme à « une amie ».
Merde, en deux minutes on aurait dit Lex sur le point de se jeter dans la Seine.
Alors voilà, avec ma femme que tu as vue chez Queen Lol…
Alors voilà, Louna, c’est pas facile ce que j’ai à te dire…
On a entrepris une thérapie de couple…
Alors il faut que je te dise…
Alors il faut que je te dise…
Je vais retenter le coup, sérieusement…
Je voulais que tu le saches…
Je voulais que tu le saches…
I am stone and I am blade
A sharp eternal instant
A darker heart a distant moan
Pleasures’ deep and spectral instinct
Look me in the eye
Speak it to my face
My hate is cold
As I fall from grace
Siouxie, Fall from Grace
Lundi 4 mars
Cyril était le candidat le plus adéquat.
Sexuellement débridé, globalement ouvert, culturellement au point.
Mais marié. Et moi, bête, infoutue de tirer la moindre leçon, j’ai voulu ignorer la chaîne, les liens sacrés du mariage. Toujours ce retour au bas de l’échelle de l’ordre social..
My hate is so cold as I fall from grace.
Regarde-toi bien en face et répète après moi : le prince charmant ne viendra pas.
Heureusement, Thomas W est en vacances.
Regarde-toi bien en face et répète après moi : pauvre pomme, va bouffer des nouilles.
Mail de Nico, opération SSS entamée.
Mail de Goethe. Qui fera partie de la vidange du moment.
En bémol, tous, je me prépare. Que celui qui a quelque chose à dire se taise.
(Pushing thru the market square) Le vent souffle mais je ne sais pas s’il fait chaud ou froid. (News had just come over) Les gens se rendent par deux, par petits groupes, à l’église en haut de la falaise. (News guy wept when he told us) La montée a l’air difficile mais elle ne me demande aucun effort (Earth was really dying) Mado tient le bras de maman, papa et Christine, Carole, Béa et même Mimi, Aurélie en total noir (My brain hurt like a warehouse, it had no room to spare) Je voudrais les aider, tous, ils ont l’air de souffrir (And all the nobody people, and all the somebody people) Ils ont mis leurs plus belles fringues, des vêtements qui leur plaisent, qui font d’eux les plus beaux du monde (I never thought I’d need so many people) Depuis le perron de l’église, Goethe accueille ma famille, mes collègues (A cop knelt and kissed the feet of a priest). Une grande fille, qui ressemble à la femme de Kevin, lui sert d’enfant de cœur, (and a queer threw up at the sight of that). Il la regarde, une larme trace un sillon brillant sur sa joue (I think I saw you in an ice-cream parlour). La proprio du bar où m’a emmenée Goethe me regarde. En position de Vierge Marie, un bouquet dans les mains, un long foulard lui couvrant la tête, elle verse des larmes avec beaucoup de douceur dans le regard (drinking milk shakes cold and long). Elle est la première à prendre le goupillon et à signer au dessus de ma dépouille (We’ve got five years).
https://www.youtube.com/watch?v=w2iGVBlfg2E
Mardi 5 mars
Réglé les problèmes avec les deux guignols de rédactrices qui préparent le dossier sommeil et bien-être. Par une espèce de grâce inattendue, nous nous sommes mises d’accord sur qui faisait quoi – et tu n’as qu’à faire l’ouverture, mais non après toi, et on pourrait se partager les tests tisanes, ne t’inquiète pas des blind tests literie, etc. Pour un peu, j’étais Whoopie Goldberg dans Ab Fab Gay. A midi, c’était bouclé. Carole, pourtant ronchon avec les réunions qu’elle se fade en ce moment, n’en revenait pas.
Du coup, elle m’embarque à déjeuner dans un couscous – le truc léger pour le midi, où il semblerait que l’intelligentsia du groupe se retrouve pour entretenir gros culs, cellulite et bouées (c’est donc ça leur secret !), et déterminer quelles têtes seront coupées. De discrets saluts, de loin, des coups d’œil s’échangent, je ne suis visiblement pas à ma place. Pour ce que je m’en carre. Le jour où on me propose le même salaire pour éditer des papiers sur les trains électriques, je saute sur l’occasion.
D’emblée, j’y vais, et d’emblée, elle entame une série de moues, ouais, je ne sais pas, ça a déjà était trrrrèèèès fait, non ? Et puis avec ce qu’il se passe en ce moment, je me vois mal annoncer des changements de dernière minute, chérie. Ok, Carole, ok : exit le dossier spécial beautés des tropiques.
Henni ouais, nous mettons à plat le travail des semaines où je ne suis pas là – une SR maison prend le relais, aidée sur les bouclages par une SR CDD. Tous les dossiers sont prêts, les chemins de fer itou. Comme à chaque fois que je pars en vacances, en fait.
Entre la tagine et le dessert, Carole prend son air numéro quatre de chef – celui, très tenancière, qui signifie « je suis fière de toi, ma fille ». Elle m’a demandé une augmentation. Très bien. Je dis pas ça comme ça, j’en rajoute ce qu’il faut, remercie.
Mais bon, j’ai pas deux de QI : il y a cachalot sous gravier.
Silence, cafés. « Tu te souviens de la fille du peeling et du tanning ».
Dixie, c’est mieux que Delphine.
« Rien à voir avec toutes ces connasses qui te traquent le comédon comme si leur paye en dépendait. »
Ouais.
« Une véritable businessgirl. »
Tu m’en diras tant.
« Elle ouvre un complexe multiforme dans l’ouest parisien à la rentrée. Inauguration en grande pompe avec stars à gogo, partenariat radio TV, le grand jeu. »
Et donc.
« Ce serait peut-être pas mal de s’y associer, non ? »
Sourire. Mal aux mâchoires, à force.
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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