Bangkok, aéroport international dimanche 10
Enfin.
Je m’en fume DEUX dans l’un des rares bocaux fumeur – j’ai cru mourir durant les douze heures de vol, j’ai une pensée solidaire pour Patsy Stone.
J’émerge.
Je suis à Bangkok.
Je suis à Bangkok, et comme à chaque fois, j’adore ça.
Malgré la clim et l’heure matinale (il est ici six heures et quelques du matin), la chaleur a déjà l’air d’écraser l’extérieur. Les Thaïs et leur démarche traînante, savates, collants (toujours) et jupette pour les filles. Barrette Hello Kitty. Pour un peu, je sauterais au cou de ces femmes de ménage, de ces réparateurs de tapis roulants, de ces vendeuses de duty free.
Encore suspendue entre nos deux mondes et pourtant considérablement libérée.
La première fois, c’était il y a quoi, huit ans déjà, Lex était un parmi d’autres sur mes tablettes. Célibataire endurcie, casse-cou au chômage, je rejoignais Nico et Mathias à Kuala. Avec un stop de cinq heures dans ce même aéroport. Un peu terrorisée mais déjà fascinée.
Sans repères.
Sans attaches.
Flottant.
Sur le tarmac, des avions de la Thaï, des Playmobil bridés et leurs chariots, talkies-walkies, Fenwicks, voiturettes. Descendant des avions, grimpants dans des navettes, remontant des couloirs, tirant des valisettes, suivant les panneaux, le mouvement, des sikhs en grande tenue, des petits Blancs pâlichons, des Indiennes en saris multicolores, des enfants geignards, des Japonais coiffés de casquettes rouges.
Le monde entier.
A un comptoir, sawaadeekaa, entre deux hommes d’affaires australiens et une petite famille BCBG thaïe. Café allongé et donut. Puis c’est l’heure de mon vol.
Je suis comme tout et tous ici, une part de l’international. Du monde entier.
Loin, bien loin de nos toutes petites vies.
Samui
Midi pour eux, six heures de moins pour moi.
Nico, en caleçon de bain D&G, sur une chaise longue en teck, sur la plage, m’accueille avec un drink rouge rosé. Sourire, clapotis des vagues : la douceur d’une vieille habitude.
Le lendemain
La dernière fois que je suis venue à Samui, c’était il y a quatre cinq ans, avec Lex, nous étions sur une autre plage, un hôtel de Limai. Je préfère le plan bungalow. Petite maison, clim, mobilier coquet en teck, ménage tous les jours. Si on est gentil avec les fils des patrons, ils vous ramènent le petit dej et des fruits épluchés. A consommer sur la petite terrasse du bungalow, en regardant le lagon en contrebas.
J’ai bien fait de préparer ma peau. On oublie d’une fois sur l’autre à quel point ça tape. Il y a des heures où le soleil, la chaleur, sont insoutenables – c’est alors qu’il faut s’être trouvé une jolie petite gueule avec qui musarder climatisé. J’enfile mon nouveau maillot Dior (une petite folie, mais de l’année dernière), un sarong en jupette, tongs Victoria Fox, je me regarde dans le miroir : pas mal, un peu palote.
Au bar de la piscine, Nico est en bonne compagnie, il me présente et j’y vais de mon sourire de la Française fraîchement débarquée. Les deux types, anglophones quelconques – mais sûrement anglais, vu leur peau pire que la mienne, sont cent pour cent son genre. Pas très grands, fins, yeux de braise et longs cils pour l’un, gueule de marlou pour l’autre, discrètement provocateurs, ils semblent se tester mutuellement concernant Nico, dans un jeu de regards complices et d’interrogations muettes. « Il te branche ? Vas-y », parait dire l’un, tandis que d’un coup d’œil, l’autre suggère qu’ils y aillent tous deux, tandis qu’en avant-scène, la discussion va bon train sur les variations de prix saisonnières à Samui. Mâchonnant sa paille sans même aucune allusion obscène, Nico participe gentiment, attendant qu’ils se décident. Je ne le reverrai pas avant ce soir, peut-être même demain matin.
Sur le sable, je me donne l’illusion de mater cinq minutes, je ne vois que des couples (même pas beaux), des Thaïs malingres des beaufs. J’en aurais presque la nausée, une sorte de malaise physique, comme un lendemain de cuite : pas envie. Je ferme les yeux. Des tâches blanches qui s’étalent, se déforment comme des traînées d’huile. Bizarrement, je me demande si je n’aurais pas dû présenter Goethe à Nico. C’était peut-être ça qu’il lui fallait pour couper le cordon. Puis je n’y pense plus, je tire la chasse. C’est ce que je compte faire avec chacun des petits éléments de ma vie parisienne dans les jours à venir.
Plus tard
C’est pas gagné.
Dans une boutique tenue par une Thaïe américaine : un petit top craquant ton orange vif (le genre parfait sur peau bronzée).
Légumes sautés sur plaque chauffante. La patronne m’a reconnue. Elle est grasse, traîne des pieds et parle un anglais discount. « You miss come already. Me know you before. Good sun for you.” Comme toujours, elle porte une espèce de petit boudin – qui peut aussi bien être un de ses enfants qu’un de ses petits-enfants, gras comme un loukoum, des rigoles de larmes sur le talque dont on lui a enduit le visage. Quand elle ne l’a pas aux bras, il (garçon, fille ?) trône au milieu d’une des tables du restaurant, geignant pour avoir une de ces immondes glaces au maïs.
On vous a parlé de la malnutrition des classes populaires américaines, on a oublié de mentionner les colonies culturelles des États-Unis – dont fait partie la Thaïlande, grande consommatrice de films d’action très cons (pour les garçons) et de mièvreries s’achevant invariablement par un mariage à l’occidental (pour les filles). Les exigences culinaires des jeunes urbains, au pouvoir d’achat, conséquent dont les rêves culinaires se conjuguent en intempéries sucrées, fagots de frites, tas de beignets de poulet-crevette-quoi-que-ce-soit baignant dans la graisse (et pas de la bonne comme il en existe sous d’autres latitudes), montagnes de crème glacée vanille et pluie de chocolat hot fudge. Pendant qu’on vous vente les vertus de la cuisine thaïe, ils sont des centaines de milliers à bondir de leur école, de leur bureau, de leur canapé pour une frénésie de KFC, Dunkin Donuts, Baskin Robin.
Aller, un petit milk-shake pour finir ?
Plus tard
J’étais de mauvaise humeur tout à l’heure. J’adore les Thaïs, les McDo, et le pop-corn engouffré devant une gueuserie américaine. En plus, j’ai un avantage sur n’importe laquelle de mes copines – outre que je comprends l’anglais-même-sans-sous-titres : je ne grossis pas, jamais. Raison de ma mauvaise humeur : Sanuk (cf. 14), l’un des fils de la patronne, un bellâtre toujours torse nu, peau brune, sourire, cils racoleurs, battements de cils ravageurs, que j’ai, disons, connu, lors de mon premier séjour, sur lequel j’ai fantasmé durant mes longues nuits solitaires, est marié. Un gosse, la mère est superbe.
Il m’a invitée à passer chez lui – chez eux. Vu sa démonstration de bonheur familial, je doute que ce soit pour avaler des poignées d’extas et grimper sur les tables en nous tripotant tous les trois toute la nuit. Je passe mon tour.
Le lendemain
Heureusement, il y a la drogue.
Plus tard
Premier pétard. Je le sais, pourtant, je le sais.
A moi l’honneur de rouler pendant que Nico qui a laissé ses Britishs, feuillette un magazine people en ce qui semble être du néerlandais.
Gourmande, j’en rajoute un peu, un tout petit peu.
Je fais durer, je me délecte.
Dans le quart d’heure, je suis sous ma moustiquaire, les yeux collés sur ces images qui défilent. L’aéroport, des avions, des hélicos, une cigarette qui fume dans un cendrier, Martin Sheen sur son lit, un bras replié sous la tête en guise d’oreiller, father, yes son, I want to kill you, ne sachant plus, autour, ces bruits pourtant familiers, il fume, se lève, j’ai oublié quelque chose, écarte deux lames de store, regarde dehors, Saigon, merde, des pancakes couverts de sirop d’érable, pardonnez-leur ils ne savent pas ce qu’ils font, des corps dans les arbres, comme des décorations de Noël, far away from home, si loin, je ne sais même plus, je cherche, je ne me souviens plus, mother, yes son, I want to…
Peut-être une heure, plus, moins, aucun hélico n’avait atterri. Le ventilateur, en revanche, était poussé à son maximum.
Et Nico, toujours avec son magazine : On s’en refait un petit, Louna ?
Cette nuit-là
J’emporte les enchères sur une ancienne commode de très belle apparence. La salle se vide, les gens font tout ce qu’ils peuvent pour éviter mon regard. Chez moi, je déballe la commode, j’ai hâte de voir ce que je vais y trouver. Je tiens un recueil de nouvelles de Maupassant. Chaque tiroir minuscule contient un nombre insensé de culottes de toutes formes, toutes couleurs, toutes matière. Bientôt, je n’ai plus à ouvrir les tiroirs, ils s’ouvrent tout seuls, sous la pression des culottes qui se libèrent par dizaines. Je comprends qu’il y en a précisément 347 et un spasme d’effroi me secoue. Je ne retrouverai pas mon livre.
Une autre nuit
Je suis chez mes parents, la maison où nous avons vécu jusqu’à ce qu’ils se séparent. Il y a un grand danger, je suis seule, tout le monde est parti. Je me réfugie dans leur chambre, à même le sol, derrière le lit. Mais le danger se rapproche, il monte l’escalier à toute vitesse, des pas lourds sur le pallier. Je me suis réfugiée dans la penderie, à côté du panier de linge à repasser. Les pas se rapprochent. Il me sent, je sais qu’il me sent. La porte de la penderie s’ouvre, c’est Hulk, l’homme vert, il va me broyer.
Une autre nuit
Nico me quitte à l’instant. Il est… 4h12. Il m’a fichu une de ces trouilles.
Réveillée en sursaut par un bruit de tous les diables, des jurons en français, sa voix que je reconnais dans mon demi-sommeil. Réflexe, aussitôt sur mes pieds. Rentrant dans son bungalow, il a voulu enfiler sa paire de savates d’intérieur où une bestiole « grosse comme ça » (geste délimitant la longueur de sa main) faisait sa nuit. Tu le sais pourtant, Nico, qu’il ne faut pas enfiler des pompes sans les avoir piétinées avant.
Il vient chez moi, on s’en fait un, il est déjà totalement défoncé. Il me raconte sa nuit, par bribes, des plans à la Nico dont il ne parle jamais le jour. Insomnie, par moment, il ne sait plus trop où il en est avec Mathias. Il se sent l’âme d’un papillon, voudrait passer sa vie à voyager, à butiner. Refrain mille fois entendu, généralement autour d’un joint, en descente de quelque chose. Plutôt que de se retourner dans son lit, il enfile des fringues et file au centre-ville (si l’on peut dire), sur l’artère où les bars rivalisent en décibels et en racolages humains : girls, ladymen, boyz.
Il erre, suit un couple dans une sorte de bordel, il vient de s’éclater un joint, quand il comprend où il est, l’homme, un Belge, se fait sucer par une gamine, « pas plus de quatorze ans », tandis que la femme propose de boire un verre « en attendant ». Il répète cela : « En attendant, c’est ce qu’elle a dit. »
Il sort, vomit. Croise l’Égyptien, un simplet à la barbichette de Ramsès qui vit de la vente d’ananas dépiautés pour le chaland. Il lui en achète, et aussi un quépa, au moment où il sort son fric, les flics déboulent, c’est la panique, la rue est étroite les stands de souvenirs volent dans tous les sens, des cris. Ramsès a disparu, Nico a le réflexe de s’asseoir à une tablée d’Allemands plutôt que courir. Les flics cavalent, des motos toutes sirènes hurlantes. Les flics en Thaïlande, c’est Ponch et Jon, des ringardos à la Chips (on dit « cultissime », Louna) : uniforme marron supermoulant, lunettes de soleil et matraque. De vrais sex-symbols homos. Mais Nico, les mecs en uniforme, ça a jamais été trop son goût. Fausse alerte, c’était pas pour lui. Ramsès se paiera une bière d’importation et Nico souffle. Tout ça lui a donné faim. Le seul endroit où on veut bien lui servir autre chose qu’un cocktail ou une pinte, c’est dans un bar tout en fluo, le genre moins t’en vois mieux ça vaut. Et effectivement, en attendant son hamburger, il se fait brancher par une ladyman en fin de course, pupilles inexistantes, cernes jusqu’à par terre, démarche tremblante. Il demande un take-away, et le voici. S’endormant finalement sur mon lit.
Il ronflouille.
Sa peau est couleur teck avec une légère rougeur sur les pommettes.
Sa lèvre supérieure se soulève par instants comme s’il allait me confier un secret.
Nico, beautiful lad, nous aurions pu faire le couple le plus trash de ce côté-ci de la planète.
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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