Luc Chomarat s’est fait une spécialité : tirer à boulets plus ou moins rouges sur le milieu de l’édition française. Après L’Espion qui venait du livre, Le Dernier Thriller norvégien et Le Polar de l’été, Le Livre de la rentrée ne faillit pas à la règle : on y retrouve son héros récurrent, le bien nommé éditeur Delafeuille, à qui on a donné un ultimatum. Cette année, il a intérêt à donner à Mirage, la maison qui l’emploie, LE roman de la rentrée. Facile à dire… Delafeuille a beau être un vieux briscard de l’édition, il sait bien que s’il existait une recette des best-sellers, ça se saurait. N’empêche, il y a l’air du temps. Mais cet air-là ne l’inspire pas beaucoup, Delafeuille, car mine de rien, il a conservé sa passion pour la littérature. Et il sait bien que les sujets « dans l’air du temps », justement, ne le resteront pas longtemps. Ce qui n’a aucune importance pour ses employeurs : l’essentiel, c’est que les ventes soient au rendez-vous de cette maudite rentrée littéraire. Le souffle, le style, l’inspiration, l’originalité, bref la littérature, tout cela n’a pas beaucoup d’importance pour les spécialistes du marketing qui président maintenant aux destinées de l’édition française et internationale. Je vous vois venir : vous allez trouver cette approche un brin caricaturale. Mais bien vite, vous allez vous ruer sur les actualités de l’édition et les programmes de la rentrée, et, penaud, vous vous rendrez compte que finalement, Luc Chomarat n’exagère pas tant que ça…
Donc voilà Delafeuille confronté à la dure réalité. Comment notre homme va-t-il réagir ? En s’engageant dans une courageuse bataille à la Don Quichotte contre les diktats commerciaux et les impératifs des médias ? Ce serait mal le connaître. Delafeuille n’est pas particulièrement courageux, en plus il a besoin de garder son travail. On lui demande un portrait de femme moderne qui cocherait toutes les cases de « l’air du temps » : cette femme-là, il va la chercher. Et, pour son malheur, il va la trouver en la personne de Delphine, l’épouse d’un vieux copain écrivain prénommé Luc. Voilà Delafeuille parti chez Luc, qui a le bon goût d’habiter le Sud-Ouest. Plus précisément le village de Farsac : « Mille cinq cents habitants, quelque chose comme ça. 1275 âmes » et « des maisons de pierre ocre aux tuiles carmin« . C’est la fin de l’été, un peu comme des vacances volées avant le grand bain de la rentrée. C’est Delphine qui l’accueille : Luc est en train d’écrire. C’est elle qui l’installe dans la jolie chambre d’invités, qui lui sert un jus de fruit, et qui le séduit d’emblée, à son corps défendant bien sûr. Delafeuille est « éditeur de fiction », mais il est aussi un brin romantique. Cette femme-là, il ne la voit pas du tout avec Luc, romancier à succès mais bien loin de l’air du temps. Et pourtant elle est là, près de Luc, et elle ne va pas tarder à obséder Delafeuille. D’autant que Luc est fidèle à lui-même :
« Luc posa sur elle une main de propriétaire. Il y avait dans le geste une nuance clairement abusive, qui excédait la simple conjugalité. Ce fut plus clair encore lorsqu’il lui claqua les fesses. Delafeuille, qui vivait entouré d’agrégées de lettres qui en auraient égorgé pour moins que ça, eut presque un haut-le-corps. »
─ Luc Chomarat, Le Livre de la rentrée
Au fil des pages, l’auteur nous entraîne petit à petit dans son petit manège personnel. Des invités viennent dîner chez Delphine et Luc. Nicole répond à une remarque anodine de Delafeuille : « Ce n’est pas important. Nous sommes des personnages secondaires. » Et voilà que le roman s’infiltre dans le réel… pour le grand bonheur du lecteur qui se sent, du coup, complice de l’écrivain dans ses machinations littéraires. C’est que Luc Chomarat est passé maître en la matière, et que le lecteur qui connaît son auteur l’attend au tournant, pour voir si cette fois encore il va réussir à le piéger. Qu’il se rassure, ça marche ! Au cours de la même soirée, on s’entretient de la rentrée littéraire, et on constate, comme tout le monde, qu’il y a pléthore de romans et que c’est beaucoup trop. Et d’enchaîner sur les prix littéraires :
« Il paraît que les prix littéraires sont truqués.
-Les élections aussi sont truquées, dit-il (Delafeuille) en souriant. C’est comme ça, c’est la vie. »
Quant à Luc, il assume parfaitement son homonymie avec l’auteur, et même davantage, puisque c’est lui l’auteur des principaux romans de Luc Chomarat, ceux « où un éditeur se rend compte qu’il est un personnage de fiction.«
Cet intermède provincial est un peu exceptionnel : avant de partir, Delafeuille était vissé à Paris, où il était supposé accueillir et conseiller le neveu d’une collègue éditrice, un geek inculte qui avait pour ambition de devenir romancier. Très original. Ah, la vie parisienne ! La rive gauche, les embouteillages, les trottinettes électriques qu’on n’entend même pas arriver… Et puis Raoul, libraire chez Gibert, librairie que Delafeuille affectionne particulièrement : « il avait toujours préféré l’endroit à d’autres librairies à l’image plus culturelle, parce qu’il aimait l’idée que les livres poursuivent leur vie, ici en particulier, qu’ils passent de main en main. Il aimait le petit adhésif jaune qui signalait que le livre avait déjà eu une histoire avec quelqu’un« . Décidément, l’auteur sait toucher les points sensibles de ses lecteurs… Delafeuille avait donc reçu le jeune Ben, neveu de son amie éditrice, et n’avait pas été déçu du voyage. Ben a écrit un best-seller, car il trouve que la littérature, c’est puissant. Entièrement constitué de SMS, « zéro description », pas de ponctuation parce que c’est artificiel. « C’est vrai personne ne dit virgule. Vous dites virgule, vous, quand vous parlez? » Le chef-d’oeuvre s’appelle Nouveau message. Le roman de la rentrée, peut-être ?
Delafeuille et ses hôtes s’offrent une petite escapade au Pays basque, et poussent jusqu’en Espagne. Pendant son trajet de retour à Paris, Delafeuille emportera avec lui le nouveau manuscrit de Luc. Un portrait de femme. Un portrait de Delphine…
Luc Chomarat déroule son histoire, celle de Delafeuille, celle de Delphine, celle de Luc, et on a l’impression qu’elles ne pouvaient pas être différentes, même si elles sont truffées de pièges et de pirouettes. Chomarat ne manque pas d’un certain courage : il se pose en médiateur entre son Luc, qui présente sa femme alternativement comme une mère et comme une caricature de geisha, et celles qui lisent, qui pensent et qui vivent. « Tu crois vraiment qu’elles vont nourrir, ne serait-ce qu’un début d’empathie pour ta femme, présentée comme ça, une sorte de fantasme à pattes pour adolescent prépubère ? » L’éditeur suggère à l’auteur un changement de perspective, en passant à la première personne. Le temps d’un chapitre court – une scène de sexe, comme par hasard -, l’auteur suit le conseil. Mais non finalement, ça n’ira pas non plus.
On prend un plaisir fou à suivre l’auteur dans le labyrinthe qu’il a patiemment construit et, surtout, on aime à retrouver sa passion pour la littérature – la littérature noire en particulier – et le cinéma. Une passion pour la vie tout court : « S’il fallait tout simplement continuer à vivre, aller à la rencontre des jours?« , s’interroge Delafeuille, et le lecteur avec lui. Qui est-il donc, cet éditeur qui ne se rappelle pas son propre prénom ? Un miroir, un témoin, une mémoire, un point d’interrogation obsédant ? Ce n’est pas l’intervention tardive d’une étudiante qui travaille à un mémoire sur le métaroman qui va nous aider à répondre… Tous les passionnés de fiction se retrouveront dans ce roman, qui pose, tout en légèreté, les questions qui n’en finissent pas de nous tarauder.
Et si ces quelques lignes n’ont pas suffi à vous convaincre de lire Le Livre de la rentrée, j’ai un argument de poids en réserve. Vous allez pouvoir, l’air assuré et la tête haute, affirmer que oui, vous avez lu « Le Livre de la rentrée ». Et ça, ça n’est pas rien…