[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#bf1e46″]D[/mks_dropcap]epuis sa toute première lecture en août, j’ai tant échoué à écrire sur le dernier roman de Julia Kerninon, ma dévotion, qu’elle aurait pu avoir le temps d’en publier un autre avant que cette chronique ne finisse par paraître. Sans succès, je reprenais inlassablement mes notes à en user mes yeux et la patience de notre cheffe, Lilie, par la même occasion.
Comme dans chacun de ses écrits, la plume de Julia Kerninon est parfaitement maîtrisée et l’ouvrage se lit d’une traite. Je pensais que mon admiration pour le talent de l’auteure et ma crainte de faillir à donner envie de la lire étaient à l’origine de ce blocage. J’ai compris hier soir, à la lecture d’un autre titre, Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet, que ce blocage venait en réalité du sens du roman qui m’échappait en partie.
Helen – l’un des deux personnages principaux – a voué une grande partie de sa vie à Frank – le second personnage. Elle l’a aimé avec abnégation, d’un amour absolu, patient, discret, dévoué et silencieux. Elle lui a épargné tout souci domestique et elle s’est effacée au profit de sa réussite à lui. Lorsqu’ils se retrouvent au hasard d’une rue vingt-trois ans après leur séparation, elle lui intime l’ordre de se taire et va raconter pour la première fois – et s’entendre raconter – sa version de leur histoire.
J’ai lu ma dévotion en alternance avec Laissez-moi de Marcelle Sauvageot. Cette lecture simultanée a eu pour effet de faire se confondre les voix d’Helen et de Marcelle. Toutes deux s’adressent à des hommes qu’elles ont aimés et qui visiblement, n’étaient pas à la hauteur de leurs sentiments. Toutefois, là où Marcelle a immédiatement refusé l’amitié tiède et la demi-mesure, Helen a courbé l’échine et a patiemment composé avec l’ingratitude d’un homme à qui elle a voué son existence, jusqu’à faire basculer leurs destins communs dans le tragique. Hormis ce dernier aspect, ce que je n’avais pas saisi et ce qu’a éclairé ma lecture de la veille, c’est que, comme l’écrit Mona Chollet à propos des femmes, Helen a intériorisé et intégré un sens du sacrifice inculqué aux femmes dès l’enfance. Que les rôles dans cette histoire aient seulement été inversés et l’on aurait probablement douté de la santé mentale de Frank. En effet, qu’un dieu ait une servante dévouée qu’il foule aux pieds, rien de plus normal mais qu’une déesse reçoive les mêmes attentions démesurées d’un homme, et l’on hurle à la femme castratrice et à la perversion.
Ce que démontre toutefois le monologue d’Helen (alors octogénaire) c’est qu’il n’est jamais trop tard pour oser faire porter sa voix et en faire une voix qui compte, pas seulement une voix (d’)intérieure, silencieuse, annexe et quantité négligeable parce que féminine.
Dans le mille, Elodie.