Certaines histoires nous frappent plus qu’on ne s’y attend. Madame Choi et les monstres est de cette trempe. La bande dessinée secoue, interroge et raconte l’impossible dressage de la tyrannie, mais aussi la puissance de l’art comme résistance.
L’histoire (vraie) se situe à la fin des années 1970 et relate le parcours de la sud-coréenne Choi Eun-hee. D’abord comédienne de manière confidentielle et épouse d’un homme violent, elle rencontre le réalisateur Shin Sang-ok dont elle devient la muse, puis la compagne. Sans dévoiler toute l’intrigue, après l’adoption de deux enfants par le couple, Madame Choi sera enlevée par des agents secrets nord-coréens sur ordre du fils du dictateur, futur Kim Jong-Il.
Six mois plus tard, le réalisateur Shin Sang-ok sera également enlevé. Les deux ignorent pendant longtemps leurs sorts respectifs jusqu’à ce que Kim Jong-Il les convoque ensemble pour tourner des films destinés à magnifier le pouvoir. On y croise la dictature, le cinéma et les mythes, notamment la légende de Bulgasari, monstre né d’une poupée et devenu créature de métal qui dévore ce qui se présente sur son passage.

Ce qui rend ce récit extraordinaire, c’est la façon dont Spät et Domingo mêlent le biographique et le mythique, le politique et le cinéma. On se demande parfois si le récit est réel ou non et loin d’ajouter de la confusion, cette incertitude maintient la tension intacte. L’histoire ne se contente pas de relater les enlèvements et les séjours contraints. Elle retrace la vie d’une femme dont la renommée, le talent et le courage deviennent des armes. On voit Madame Choi braver les conventions en utilisant son statut d’actrice dans un contexte patriarcal. Le cinéma apparaît également comme un champ de bataille, non seulement d’images, mais d’idéaux, de mensonges et d’emprisonnements idéologiques.
Graphiquement, le travail touche. Sheree Domingo joue avec les contrastes. Scènes lumineuses et couleurs chaudes avant l’enlèvement, puis bascule vers les ombres, les plans oppressants et les couleurs ternies quand le régime resserre ses griffes. Les pages consacrées à Bulgasari sont particulièrement impressionnantes. Le monstre dévore les armes, le métal, il grandit, devient monstrueux, incontrôlable. Ces séquences mythiques offrent des ruptures visuelles très fortes, presque horrifiques, dans un récit par ailleurs porté par des dialogues retenus, des instants suspendus, des regards lourds de sens.

Nous retiendrons particulièrement ce dîner imposé sous l’œil des gardes, où l’actrice et le réalisateur doivent feindre la soumission tout en nourrissant un secret espoir. Ces instants où toute la tension est dans le non-dit sont extrêmement puissants. On ne voit pas, mais on éprouve comme les protagonistes la peur et l’obligation.
Madame Choi et les monstres n’évoque pas seulement la dictature, il parle de ce que signifie être artiste quand l’art est contrôlé, manipulé et instrumentalisé. Il relate le prix de la liberté, de l’exil intérieur et la manière dont on peut être pris en otage d’une idéologie sans y adhérer. Et pour ceux qui aiment l’art, pour ceux qui croient que résistance et création sont liées, l’œuvre résonne longtemps.
Madame Choi et les monstres est un grand livre. Ni simple documentaire, ni fiction, mais un pont entre le passé et le présent, entre la violence des régimes et la beauté de ce qui peut leur survivre. Une lecture nécessaire pour ceux qui veulent se souvenir, pour ceux qui veulent comprendre, pour ceux qui croient que les monstres ne sont jamais tout à fait vaincus.



