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Je n’ai jamais voyagé sauf dans les siècles. Enfin, j’exagère toujours un peu et j’aime à croire que le sens de l’exagération provient de la terre d’où je viens, même si ça n’est pas Marseille mais c’est tout proche. Et puis quand à Avignon on dit que ton cul est aussi gros que la porte d’Aix, on s’embarrasse pas trop de quelques kilomètres en plus ou en moins.
Juillet c’est ce moment de l’année où l’on quitte le giron de la ville natale en famille, où les coffres sont pleins à craquer de bagages et d’accessoires de plage parce que quitter le soleil pour ne pas le retrouver ailleurs, chez moi ça n’est pas permis. La plupart du temps on partait donc avec mes cousins et mes cousines en camping en Espagne. M’enfin, pour partir en Espagne, je prenais le train de 5h30 d’Avignon pour Nîmes, puis de Nîmes pour Bordeaux, puis de Bordeaux à Saintes ou Angoulême, là où mon oncle et ma tante venaient me chercher pour me ramener à la terre sainte estivale de Javrezac. Je dis terre estivale comme si l’été là-bas avait quelque chose à voir avec les tropiques mais que ce soit en juillet ou en août ou par n’importe quel mois, la ville fricotait la plupart du temps avec une météo de flotte et des cagouilles qui en bavaient pendant des semaine dans des cages grillagées, supplice que l’on contemplait à chaque entrée et sortie du garage, salivant à l’idée du prochain festin.
Entre la Charente et l’Espagne il se passait à peu près trois semaines. Pile le mois de juillet où à Avignon se déroulait le festival que je n’ai donc jamais vu hormis sur les murs, les poteaux, les lampadaires entièrement recouverts d’affiches et de mots, du scotch et des fils au moment de mon départ pour la cambrousse. Coucou Jean Vilar, coucou Gérard Philipe et je salue au passage Frédéric Mistral, René Char et Roumanille qui eux aussi, longtemps sont restés des noms de mes collèges et lycées. T’es à Roumanille ? waouu, ça craint.
Mon arrivée en Charente rimait avec le soleil et son accent du sud. La pitchoun quand elle parle, y a les cigales qui chantent ils disaient. Eux quand ils parlaient, c’était tout un mystère, le même que celui où ma mère une fois m’a demandé de tout briquer avec de l’huile de coude que j’ai cherché facilement 1h sous l’évier en faisant tchoufa. Elle ne m’a jamais cru pensant que je la jouais feignasse. Voilà comment les légendes naissent : sur des malentendus. Mon 1er rencard amoureux en Charente était donc pour « à c’tantôt ». J’ai cherché sur une carte : « c’tantôt » c’était nulle part. Voilà comment avec son jargon à lui, mon jargon à moi j’ai découvert que l’amour c’était aussi se prendre un râteau, même si ça n’en n’était pas un. Une chance que d’ici et que de là-bas, on se partageait Robert Smith dans toutes les langues et surtout celle qui m’intéressait à l’époque : celle de Mathieu avec lequel « c’tantôt » est rapidement devenu tous les après-midi d’été à se rouler des pelles sur un fond de Cold wave.
Finalement, le soleil n’était jamais au rendez-vous des Charentes. Mais ce n’est qu’une façon de voir les choses, car le soleil était dans les assiettes, et même si ça ne s’est jamais vu parce que j’étais la seule stoquefiche de la famille bessif tu vas manger tellement tu fais pitié ma fille, j’attendais toujours ces petits plats avec impatience. La meilleure spécialité des Charentes c’était la « tchoutchouka », les cocas et les makroud de ma tante et l’anisette ou le Boulaouane de mon oncle. Ce qui n’a rien à voir avec les Charentes mais tout à voir avec eux. Je n’ai jamais voyagé sauf dans les siècles. Je suppose que nous ne sommes jamais partis nulle part à l’étranger même pour les vacances parce que chez moi, ils n’en finissaient pas de revenir. Leur voyage ils l’ont fait une fois. On ne revient jamais d’un exil quand on le vit comme tel. Un peu comme un amour. On ne revient pas d’un amour non plus qu’on n’aurait jamais voulu quitter.
J’ai bien une ville natale, j’ai bien plusieurs voyages à travers les siècles lorsque je tourne les pages d’un livre, j’ai bien plusieurs langues qui parcourent mon nom d’alsace et mon nom de corse. Et si dans ma voix encore, les cigales y chantent, si mes yeux sont des yeux de gobi le matin au lever, si ma peau sous le cagnard lorsque j’arpente avec ma fille les rues de juillet d’Avignon ne se transforme pas en lézard, et si je ne tourne pas en bourrique sous le vent à en devenir fada, j’aime à croire que mes racines sont ici et là-bas, sous quelques feuilles parfois humides et parfois sèches de l’enfance.[/mks_pullquote]
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Merci à Isabelle Bonat-Luciani de nous avoir offert ce texte.
Vous pouvez suivre Isabelle Bonat-Luciani sur son blog au fil des jours.
Elle est l’auteure de Quand bien même publié aux éditions Les Carnets Du Dessert De Lune.
Elle a collaboré à plusieurs ouvrages :
Dehors, recueil sans abri aux éditions Janus
Marlène Tissot & compagnie, mgv2 publishing
Photographies, Robert Lebarbier
Et a contribué à de nombreuses revues :
Autour des Auteurs, Les Carnets d’Adèle, Microbe, Remue.net, Métèque, People are Strange, Terre à Ciel, Le Festival Permanent des Mots, La Piscine.
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