« Ce que le public te reproche, cultive-le : c’est toi. »
(Jean Cocteau, Le Potomak, 1913)
[dropcap]L[/dropcap]es artistes sont des créatures éminemment fragiles. Confrontées aux jugements parfois sévères, aux interprétations hasardeuses comme aux raccourcis de toutes sortes, leur susceptibilité et leur estime d’eux-mêmes sont toujours mises à rude épreuve, dans des domaines d’autant plus sensibles que leurs modes d’expression possibles, quels qu’ils soient, ne relèvent jamais de la science exacte.
La situation s’avère encore plus délicate pour celles et ceux qui, dans le rendu même de leur processus créatif, adoptent comme sujet de prédilection leur propre personne, exposant au vu et au su de toutes et tous leurs états d’âme les plus intimes, voire les plus douloureux. À cet égard, la chanteuse et productrice canadienne Marie Davidson s’est affirmée comme étant une actrice particulièrement active et emblématique de cette dernière tendance : au cours de la décennie passée, cette tenante d’une musique électronique âpre et sensible a dévoilé, au fil des parutions successives de quatre albums signés en son nom seul, en marge de ses projets collectifs, une personnalité singulière, aussi ouvertement introspective qu’ardemment combative.
Depuis le succès conséquent de son dernier long format en date, le puissant et original Working Class Woman publié en octobre 2018, la musique de Marie Davidson a acquis une visibilité remarquable, qui l’aura amenée à tourner un peu partout dans le monde durant de longs mois, armée de ses seules machines, jusqu’à voir le single Work It obtenir les grâces d’une prestigieuse nomination aux derniers Grammy Awards, dans une version remixée par l’iconique duo belge Soulwax. La jeune femme, éreintée par la cadence soutenue du rythme de ses performances en solitaire, incompatible avec une santé psychologique fragile et une condition physique capricieuse qu’elle n’a jamais cherché à dissimuler, annoncera à l’été 2019 son retrait de la scène club et des pratiques effrénées qui la caractérisent.
Si une partie du public pouvait être étonnée par un tel virage, alors que le nom de Marie Davidson bénéficiait enfin d’un bouche à oreille extrêmement favorable, tel un mot de passe secret que l’on ne partagerait qu’entre connaisseurs avertis, le fond de l’affaire n’avait rien de réellement surprenant, pour qui avait suivi son parcours à fleur de peau, de l’abstraction vénéneuse d’une Perte D’Identité en 2014 jusqu’au coup de semonce explicite fomenté par de turbulents Adieux Aux Dancefloor deux ans plus tard : avant même de se confronter au feu rituel du circuit international, cette artiste complexe mais sincère ne faisait aucun mystère de sa propension à naviguer dans les eaux les plus diverses, allant même jusqu’à brouiller les pistes sur lesquelles elle était la plus attendue.
[dropcap]C’[/dropcap]est dans ce contexte pour le moins flou et incertain que fut annoncée en juillet dernier la concrétisation très attendue du nouveau projet musical de Marie Davidson : lassée de son calvaire en solitaire et souhaitant imprimer à sa démarche une dynamique plus collective, la chanteuse-productrice s’est acoquinée avec un binôme bien spécifique, rencontré plus de dix ans auparavant dans leur fief commun de Montréal. Reprenant à cette occasion la bannière intrigante et référencée de L’Œil Nu, qu’ils arboraient déjà de façon intermittente à l’époque, les deux protagonistes de ce tandem avaient déjà pris une place prépondérante dans l’existence de la jeune femme au cours des dernières années, puisque Pierre Guerineau est non seulement devenu son partenaire fusionnel au sein du duo Essaie Pas mais également son mari à la ville, tandis que le multi-instrumentiste Asaël R. Robitaille constitue pour le couple ainsi formé un collaborateur régulier, que ce soit dans le cadre de leurs efforts communs comme sur les sorties en solitaire de Marie Davidson.
Les premiers fruits de ce nouveau fonctionnement en trio prendront la forme d’un épatant single envoyé en éclaireur mi-août : en six minutes puissantes et addictives, Renegade Breakdown annonçait une couleur sonore bien différente des salves anguleuses auxquelles nous avions été habitués jusqu’ici. De prime abord, derrière l’aplomb de couplets anglophones portés par une rythmique implacable et plus directe que jamais, lardée d’un gimmick de basse métronomique et d’électriques volutes de guitares spacieuses, on peut déjà constater que Marie Davidson n’a rien perdu du fiel acerbe qui caractérisait déjà la plupart de ses charges passées, entre introspection brûlante et farouche soif d’autonomie créative : lorsqu’elle lâche « My life is anti-strategic / Lying between comic and tragic » (« Ma vie est anti-stratégique / Quelque part entre le comique et le tragique »), on se dit même qu’on tient là, avec cette sentence lapidaire, l’expression définitive de toute sa singularité artistique. Si la chanteuse a toujours témoigné sur disque, dans un réflexe d’auto-défense cumulant lucidité salvatrice et paranoïa visionnaire, d’une effronterie aussi brute de décoffrage que profondément réjouissante, elle n’avait encore jamais synthétisé de la sorte sa résistance à l’adversité critique et systémique d’une industrie musicale sclérosée, dont les rouages lénifiants menacent perpétuellement d’entraver toute liberté créative, la sienne comme celle des autres.
Mais la vraie surprise vient d’un refrain interprété dans un français imagé et malicieux, sur un motif mélodique à la fois sensible et accrocheur, qui renvoie en filigrane à l’ambivalence torturée de l’emblématique Maman A Tort de la star Mylène Farmer : lorsque Marie Davidson souffle d’une voix malicieuse des formules aussi tranchantes que « Le malaise choquant sur vos lèvres jointes / Plaît fort bien à mon cœur n’ayez nulle crainte », sur fond d’envolées lyriques dignes des plus belles salves de Laurent Boutonnat, on se dit qu’on a rarement entendu invitation si pénétrante à rendre les armes sans attendre ou à se maintenir dans le silence pour l’éternité. Au-delà de l’admiration tangible de la chanteuse pour son illustre aînée, on trouve ici une indéniable communauté d’esprit entre leurs univers respectifs, ne projetant en place publique toute la densité de leurs troubles émotionnels que pour mieux en extraire la substantifique moelle de tubes incontestablement fédérateurs.
[dropcap]O[/dropcap]n sent bien que Marie Davidson et ses acolytes auraient été capables de dégoupiller un long format entier dans cette veine, mélodique et entraînante, s’affranchissant définitivement du carcan d’une scène électronique underground à laquelle ils sont encore si souvent associés. Mais l’arbre du single, si irrésistible soit-il, ne saurait cacher la richesse de la forêt constituée par l’album auquel il donne son titre : en effet, les neuf autres plages de ce copieux Renegade Breakdown, paru fin septembre dernier, semblent mettre un point d’honneur à explorer, plus avant encore, toutes les pistes envisagées par le trio, des plus effrontément téméraires aux plus spectaculairement inattendues.
Transcendées par une production plus ciselée qu’à l’accoutumée et une instrumentation électro-acoustique inédite, la plupart des chansons alignées ici témoignent d’une volonté palpable d’exprimer toute la palette des influences communes à Marie, Pierre et Asaël, pour mieux les transfigurer par leur propre style et une sensibilité toute personnelle. Ainsi, la charge lancinante de Back To Rock, toutes guitares saillantes, évolue-t-elle en funambule, entre brûlot glam que ne renierait pas le Paul Williams de Phantom Of The Paradise et psychédélisme contemplatif à la Pink Floyd période Wish You Were Here, tandis que le remuant Worst Comes To Worst propose un alliage explosif entre pulsion discoïde et vibration électro-funk, ponctuant son groove addictif de riffs compressés à l’efficacité renversante : dans les deux cas, la voix de Marie Davidson chevauche l’espace sonore de sa présence fiévreuse, dans un mélange de fière assurance et de fébrilité passionnée.
[dropcap]P[/dropcap]ar ailleurs, si la diversité musicale ici à l’œuvre, affichée voire revendiquée, ne nuit en rien à la cohérence d’un propos qui trouve son essence dans les considérations personnelles et intimes de ses protagonistes, c’est bien parce que l’interprétation irradiante et puissamment évocatrice de la chanteuse en constitue l’incontestable force motrice : du poignant Center Of The World (Kotti Blues), évocation mélancolique d’escapades berlinoises passées, servie par une progression harmonique rappelant les débuts du guitariste Pat Metheny sur l’iconique label ECM, à la ritournelle enfantine qui illumine La Ronde avant de se voir brutalisée par une vague de bruit métallique suggérant avec force la perte de l’innocence, Marie Davidson habite le moindre de ses mots d’une ferveur aussi communicative que bouleversante.
Alors que le sautillant et syncopé C’Est Parce Ce Que J’M’En Fous, manifeste à la fois malicieux et écorché s’affranchissant ouvertement des lieux communs du féminisme comme des idées reçues sur la féminité (« Le réel enjeu c’est de vivre / En sachant rester fidèle à soi »), ouvre la seconde moitié de l’album, il est loin d’annoncer la couleur d’une séquence finale particulièrement intimiste, alternant les confessions les plus lumineuses et les constats les plus sombres.
À titre d’exemple, il est fort probable qu’il y a dix ans, Marie Davidson ne se serait jamais imaginée chanter un jour une ballade jazzy aussi voluptueusement feutrée que Just In My Head, et c’est pourtant bien ce qui se produit ici : sans perdre une once de sa morgue aiguisée, l’ex-égérie des clubs y rapporte, avec une précision diabolique, toute la solitude viscérale qui étreint les performers scéniques lorsqu’ils se produisent loin de chez eux, noyés dans des foules anonymes.
Sur une note plus déchirante encore, on sera frappé d’entendre, au travers du grinçant et éthéré Lead Sister, un hommage simultanément cruel et ému à la figure de Karen Carpenter, illustre chanteuse américaine disparue en 1983, alors qu’une exposition publique pleine et sans partage l’avait irrémédiablement consumée : à la faveur de son chant à la fois ouvertement compatissant et nimbé d’une tristesse insondable, Marie Davidson parvient à témoigner sans complaisance du processus d’identification qu’elle ressent à l’évocation de ce destin tragique, tout en repoussant de toutes ses forces l’idée de le vivre un jour à son tour.
[dropcap]À[/dropcap]l’autre bout du spectre, sonore comme sentimental, difficile ne pas être cueilli par la pureté angélique de My Love, touchante déclaration d’un amour aussi absolu que pragmatique, sublimée par des arpèges de guitares cristallines sur lesquels la chanteuse se montre tour à tour bienveillante, constructive et, enfin, apaisée. Cette chaleur humaine se voit prolongée jusque dans le final Sentiment, qui affirme sur une litanie d’orgues suggestifs le primat de l’émotion sur le jugement, comme pour signifier par une vibrante oraison funèbre un nouveau départ : après les adieux au cirque des dancefloors, Marie Davidson semble ici devoir faire le deuil de sa propre insouciance, car tel est le prix de la véritable liberté.
Voilà donc la principale révélation assénée par cet album aussi formellement kaléidoscopique et charmeur que profondément habité et incandescent : si Marie Davidson admet bien volontiers ne pas se considérer comme une chanteuse techniquement parfaite, il est absolument indéniable que peu de ses paires auraient pu livrer de telles interprétations, dénuées de calcul comme d’afféteries stylistiques, privilégiant quel qu’en soit le coût une spontanéité crue et fragile au détriment d’un professionnalisme désuet et générique.
Épaulée par un tandem d’artisans précis et inventifs, élargi sur certains titres à une formation plus conséquente et offrant une vue imprenable sur ses états d’âme les plus indicibles, la productrice a véritablement fendu l’armure sur ce disque dont le titre brandit comme un étendard la possibilité d’être fidèle à soi-même jusqu’au vertige, tout en assumant ouvertement le risque de subir le coup de cafard inhérent au statut de paria culturel, réfractaire à toute catégorisation lapidaire comme à toute étiquette simpliste. Inutile d’être soi-même artiste pour apprécier la teneur du message inhérent à cette démarche globale : il n’y a rien de plus universel que l’envie de pouvoir assumer fièrement toutes nos spécificités individuelles, jusqu’à revendiquer nos personnalités parfois plurielles, hors des sentiers battus comme des formatages les plus cyniques.
Pour celle qui avouait déjà, il y a tout juste quatre ans, être Naive To The Bone (« naïve jusqu’à l’os »), le bond ainsi effectué est néanmoins réellement spectaculaire : par une construction mentale aussi subtile qu’intuitive, imbriquant pêle-mêle structures pop traditionnelles, introspections sans fard et expérimentations singulières (un triangle virtuel possiblement représenté par le visuel de l’album), Marie Davidson et sa famille musicale, imperméables aux sollicitations diverses des tendances contemporaines les plus rentables, ont donné corps à leurs projections les plus personnelles, prouvant avec panache qu’une certaine candeur passionnée, lorsqu’elle est transcendée par une volonté de fer doublée d’une capacité d’analyse au scalpel, peut être érigée en arme de destruction massive.
À rebours des admonestations, toujours plus nombreuses et pressantes, enjoignant les créateurs de tous genres à garantir dans le même temps efficacité commerciale et pertinence artistique, cette joyeuse troupe s’est offert un impressionnant voyage sensoriel, où l’intensité émotionnelle mise à l’œuvre se pare d’un plaisir d’exécution outrageusement communicatif.
Pour tout dire et sans faire de raccourci abusif, on peut même certifier que cela s’entend à l’œil nu.
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Renegade Breakdown – Marie Davidson & L’Œil Nu
Disponible en CD, vinyle et digital depuis le vendredi 25 septembre 2020 via le label Ninja Tune.
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Image bandeau : © Jocelyn Michel.
Un immense merci à Virginie Freslon pour Obviously.