« Un homme est assis, seul, dans une cellule.
Il tient dans une main une pierre, dans l’autre une aiguille à coudre.
Il creuse la pierre avec la pointe de l’aiguille.
Il grave un nom. »
« Une fille pousse dans le ventre d’une femme. »
« La mère est étendue sur le sol, incapable de bouger, une douleur vive dans la jambe. La tête tournée vers le ciel, les yeux grands ouverts, elle fixe les nuages blancs. »
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]O[/mks_dropcap]bserver et (res)sentir, se (dé)faire et partir, se (re)construire et (se) rêver. Aller et venir, écrire. Naître au monde, au français, au persan : trois naissances qui forment l’histoire de Maryam Madjidi que l’on découvre. Entre et à travers. Celle de sa famille — de ses parents militants marxistes, de son oncle emprisonné, de sa grand-mère protectrice. Celle de l’Iran — l’horreur des révolutions confisquées de 1980 et de 2009, la vie quotidienne, entre « Peur, Mort, Torture, les déesses malveillantes », sensations et souvenirs d’enfance. Celle de l’exil — en France à six ans. Celle de ses longs séjours successifs — en Iran, vingt ans plus tard, mais aussi en Inde, en Turquie, en Chine.
« Le Royaume de l’Exil.
La foule, étonnée, se mit à répéter tout bas ces mots.
Chacun le ressassait comme pour en déchiffrer le mystère.
Et ce brouhaha monta jusqu’aux deux fenêtres brisées de la Reine, qui n’était plus qu’un tas de sable sur un trône, que le vent balaya une dernière fois. »
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]É[/mks_dropcap]crire, décrire tout cela. Avec patience, justesse, persévérance. Le (faire) vivre et revivre au gré d’allers et retours dans l’espace et le temps. S’écrier, témoigner de. Entre et dans le blanc des lignes et des yeux. A travers les silences et l’écrit. « Donner voix à » la première, la seconde, la troisième personne. Apprendre à raconter « de l’intérieur (…) la douleur refoulée ». (Re)tracer, énoncer, dénoncer. L’exil, les conditions de vie, les blessures d’en France. La difficulté et la fierté d’être femme, ici comme là-bas. Les préjugés et la politique d’assimilation — « Tu la veux ma double culture ? Je te la donne et va vivre avec et tu viendras me dire si c’est une »belle richesse » ou pas. » Entre sérieux et poésie — « Ton corps, c’est l’Iran ». Ironie et traits d’esprit — « Khayyâm en veux-tu, en voilà ! » Affirmer sa liberté, son indépendance, sa différence comme une évidence — « Moi je (…) ne joue pas (…) ne parle pas (…) ne mange pas ».
«Je barbouille mon visage de tes rêveries, je le mêle à mes mensonges, à tout ce qui me console, je plonge mes mains dans des pots de peinture à la recherche de tes yeux.
« Je te trempe dans des liquides faits de fantasmes et d’angoisses et je te ressors de là, nettoyée, sublimée, transformée, je voudrais te tirer à l’infini pour que tu ne meures jamais. »
« Je t’étends sur ma table de travail. Je te dissèque. J’ouvre tes bras, tes jambes, je soulève tes seins, je farfouille dans ton ventre pour y trouver le secret de ma naissance. »
(P)ressentir — «Je suis une sorcière qui prépare une nouvelle langue…» S’interroger — «je déterre les morts en écrivant (…) c’est donc ça mon écriture ?». Dépasser ses peurs, ses colères, ses contradictions. Trouver sa voie/x – «Je voudrais passer ma vie à récolter des histoires. De belles histoires». Vraies, belles et poignantes, comme celle de Nouchâbé. En alternance avec. Des contes, des paraboles – de la pierre, du souffle, du feu et de l’arbre. En résonance avec. L’autre, l’étranger ou l’étrangère, le ou la semblable. Ailleurs, ici et là — «Je ne suis pas un arbre, je n’ai pas de racine.» Etre celui ou celle qui. Vit, lit et écrit. Recherche et subit la subtile alchimie des mots d’une histoire sommaire jusque dans la table d’émeraude des matières. Et par-delà.
La pierre – L’enfant du parti – Les fantômes sans bouche – La peur – Les livres enterrés – Comment peut-on être persane ? – il était une fois – 15 m² – Les croissants – Des lettres – Des dessins – A la recherche de la langue perdue – La lutte des langues – Comment peut-on être français ? – La langue retrouvée – Aller-retour à vie.
Vivre. Écrire. Partager. Virevolter. Entre et à travers. Une cinquantaine de courts chapitres, tranches de vie et titres en mouvement. S’appeler Maryam Madjidi. Ecrire avec une aisance manifeste un premier roman d’apprentissage au mouvement elliptique, parfaitement maîtrisé, claquant et libre comme le vent, sincère et poétique, sensible et intelligent, lumineux et vivant, drôle et bouleversant. L’intituler Marx et la poupée. Le publier chez Le nouvel Attila le 12 janvier 2017 avec, en couverture la saisissante photographie d’Arthur Tress représentant une enfant armée d’un fusil mitrailleur – poignée sous fût et chargeur tambour dit «Camembert» – à l’intérieur d’un vieux téléviseur sans écran, terrain vague et ville en toile de fond. Vivre. Ecrire. Partager. Apprendre et enseigner.
« Il ne faut pas être moi, mais il faut encore moins être nous.
La cité donne le sentiment d’être chez soi.
Prendre le sentiment d’être chez soi dans l’exil.
Être enraciné dans l’absence de lieu.
Se déraciner socialement et végétativement.
S’exiler de toute patrie terrestre. »
Aux mots de Simone Weil cités, en plein cœur du roman, en exergue de la seconde partie, retrouver et comprendre ceux qui les précèdent dans La pesanteur et la Grâce : « Il faut se déraciner. Couper l’arbre et en faire une croix, et ensuite la porter tous les jours. » Mots imagés, omis à dessein. Qui révèlent le processus d’écriture et de libération. Qui précède et préside à la délicate écriture de soi, demeure en filigrane.
Avec grâce, joie, profondeur et légèreté, par-delà la nostalgie, le regret, la gratitude ou le rejet, qu’elle ressent, évoque et transmet, Maryam Madjidi emprunte la voix des airs. Déploie simplement mais sûrement toute l’envergure du réel contre l’irréalité induite par le déracinement forcé. Évite la pesanteur des plaintes. Esquive tous les chemins balisés, par la peur, l’ignorance, l’instrumentalisation, la croix et les voiles. Esquisse la trajectoire d’une femme qui (s’) écrit, entrechats et entrelacs, entre et à travers Marx et la poupée.
Marx et la poupée, de Maryam Madjidi, paru chez Le nouvel Attila le 12 janvier 2017.