Rprendre la tragédie de la colonisation à sa source c’est déjà ce qu’avait fait Mathieu Belezi dans sa Trilogie Algérienne (C’est notre terre, Les vieux fous, Un faux pas dans la vie d’Emma Picard,) publiée entre 2009 et 2015, et comme l’avait fait également avant lui Jacques Ferrandez dans sa magistrale BD Carnets d’Orient. Mathieu Belezi revient aujourd’hui sur cette période insensée de l’histoire coloniale de la France avec un texte incandescent publiée au Tripode, Attaquer la terre et le soleil. Laissant dans le silence la relation précise de la chronologie historique qui ne fait qu’affleurer la crête du texte, il concentre son propos sur les voix, la narration directe par les protagonistes. Deux voix se font entendre alternativement, deux longs monologues. Celui de Séraphine, jeune femme colon arrivant sur le sol Algérien avec sa famille, et celui d’un soldat, un soldat à la fois soumis et admiratif de son supérieur hiérarchique, un capitaine qui, à lui seul, symbolise et incarne toute la violence militaire qui a rendu possible la conquête de l’Algérie depuis 1830.
La violence. C’est sans doute la plus forte impression de lecture ressentie ici, celle de devoir faire face à la violence, une violence inouïe, une violence parfois difficile à lire, une violence qui met mal à l’aise le lecteur qui sait que ces pages là de l’histoire sont aussi les pages de sa propre histoire, de notre commune contemporanéité. Car bien loin des images idylliques vantées par le Gouvernement de la République c’est bien dans un pays en guerre que les premiers colons débarquent.
Bien sûr ils ont été naïfs reconnaîtra Séraphine, bien sûr ils n’ont pas entendu les voix de ceux qui doutaient, mais quand même… Comment auraient-ils pu imaginer que les habitations et les terres promises par les autorités étaient pour les unes encore des tas de planches, pour les autres quelques hectares d’un sol inhospitalier, difficile à cultiver et en proie à des conditions climatiques extrêmes hiver comme été. Comment auraient-ils pu imaginer qu’il leur faudrait vivre dans des conditions d’hygiène et de promiscuité déplorables, entassés sous des tentes militaires, puis cloitrés dans des baraquements et réfugiés derrière des palissades qu’il faudrait s’épuiser à construire. Comment auraient-ils pu savoir qu’ils allaient au-devant de la mort par épidémie ou par l’arme blanche de l’ennemi quand ils n’avaient aucune idée de ce qu’était ce pays lointain qu’ils n’auraient pas tous su placer sur une carte et ignoraient tout de la guerre qui s’y déroulait et ne disait pas son nom.
« pourquoi tant et tant de gens étaient-ils déjà morts ?
je regardais les noms, les prénoms, les dates de naissance et de mort quand il y en avait, et je me disais que ces gens fauchés par une faux aveugle avaient été mes compagnons sur la frégate Labrador, qu’ils avaient mangé et dormi avec moi, vomi avec moi toutes leurs tripes dans les roulis d’une mer démontée, crié avec moi de soulagement lorsque le bateau était entré dans le golfe de Bône
alors pourquoi eux étaient-ils morts et pas moi ?
arrivée devant les croix de Nicolas et de François je me suis dépêchée de m’accrocher au bras d’Henri, parce qu’il me fallait à chaque fois quelqu’un pour encaisser le coup qui m’était porté au cœur, … »
Mathieu Belezi
« On n’est pas des anges » scande en réponse, mais sans lui parler directement, la voix du soldat qui décrit les campagnes de conquête ou de représailles auxquelles il prend part sous la houlette de son capitaine ; des opérations baignées du sang des populations locales, décapitées, enfumées, violées, volées et laissées pour celles qui parvenaient à en réchapper dans le plus total dénuement. Non vraiment pas des anges, quand se déchaîne la perversité, la soif de pouvoir, le racisme d’une armée conditionnée, endoctrinée voire saoulée afin d’éviter tout risque qu’une conscience plus sensible qu’une autre s’éveille en son sein. Entre ces deux voix dont les récits s’emballent, s’affolent, et nous affolent, perce à quelques reprises une troisième voix, une autre Voie. Un « commentaire » dit le soldat, un commentaire qu’il fait taire immédiatement, pour couper court à toute réflexion à toute analyse, « suffit ! suffit ! qu’on nous foute la paix avec ces commentaires ! », comme pour nous rappeler que les quelques voix qui se sont élevées, celles qui avaient compris et dénoncé l’indicible, n’ont jamais réussi à se faire suffisamment entendre.
« Et vous savez ce que ça veut dire soldats ?
Oui nous savons, capitaine !
Ça veut dire que nous serons sans pitié, nom d’un bordel ! ça veut dire que nous n’hésiterons pas à embrocher les révoltés un à un, à bruler leurs maisons, à saccager leurs récoltes, tout ça au nom du droit, de notre bon droit de colonisateur venu pacifier des terres trop longtemps abandonnées à la barbarie, comprenez-vous bien, soldats, ce que cela signifie ?
Nous comprenons, capitaine !
Je l’espère
il s’essuie la bouche avant de boire une gorgée d’eau
Je l’espère, car il va falloir en mettre un coup ces prochains jours, je vous l’ai dit et je vous le répète nous allons là où gronde la révolte, et pour en mettre un bon coup, pour retrouver votre force de taureau, vos charges saignantes, vos ruées sauvages… »
Mathieu Belezi
C’est d’ailleurs dans cette impuissance à arrêter la narration qu’est placé le lecteur. Emporté dans le texte par une phrase magnifique et bouleversante, il n’en demeure pas moins figé glacé par tant d’absurdité et de malheurs. Car la question que pose aussi ce texte et que pose toute l’histoire coloniale de la France et des autres puissances colonisatrices est celle du renoncement, du demi-tour, de l’acceptation de l’erreur. Séraphine le sait qui devra voir mourir deux de ses enfants, sa sœur et deux maris de cette dernière avant de se résigner à renoncer, à abandonner là leurs corps, à rentrer dans cette métropole qu’elle ne quittera jamais plus malgré sa promesse de revenir les chercher.
« couchés sur nos paillasses, nous pesions le pour et le contre des discours enflammés du capitaine, et moi, femme perdant ses forces un peu plus chaque jour, à genoux devant les tombes de mes deux fils, je ne pouvais pas oublier ce qu’il m’en avait déjà coûté de jouer au colon pour les beaux yeux de la République française, et j’en avais certains soirs des larmes de tristesse qui me coulaient sur les joues, d’autres soirs des larmes de rage… »
Mathieu Belezi
Les relations de la France et de l’Algérie depuis 1830 constituent une cruelle succession d’épisodes qui attestent de l’incapacité de la France à reconnaître qu’elle se trompait, que cette folle aventure n’avait pas de sens, pas d’issue. Une longue succession d’occasions manquées qui même plus tard, même après Diên Biên Phu dont la leçon était pourtant toute fraîche, même durant ce qui sera nommé in fine par prétérition les «Événements d’Algérie», auraient encore pu épargner des femmes, des hommes, des enfants, et la dignité de tous. Au contraire, chaque défaite, chaque défaite militaire surtout, a renforcé l’incompréhensible détermination à s’enfoncer plus profondément dans le conflit et à se laisser prendre dans les rets de l’histoire.
Alors quand Séraphine fait enfin retour, quand avec Henri et sa fille elle reprend le bateau pour la métropole, c’est un peu comme si elle rendait possible, juste pour un instant, le renoncement, ce choix qui n’a si longtemps pu être fait, cette acceptation de l’erreur. On est soudain submergé comme elle par la tristesse et l’impuissance, la tristesse infinie des grands gâchis à laquelle s’ajoute le doute, la peur de savoir si devant ces terribles défis de l’histoire nous aurions choisi le bon camp. Le propre de l’Histoire n’est pas d’ouvrir des possibles, mais de nous dire et de surtout comprendre la portée et le sens de ce qui a été. La littérature, elle, le peut et Mathieu Belezi le fait ici de façon particulièrement saisissante et réussie.
Attaquer la terre et le soleil de Mathieu Belezi
Le Tripode, Septembre 2022
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