[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]J'[/mks_dropcap]avais besoin de réarranger mes plumes pendant que le reste du monde semblait bouger trop vite autour de moi, le présent et le passé roulant l’un sur l’autre comme des renards qui jouent entre eux, si bien qu’on est incapable de dire où se termine le jeu et où commence la bagarre. De distinguer les crocs de la queue. »
Landyn « Pa »Mindwinter a le caractère de ceux qui se lèvent et se couchent le corps éreinté, les mains couleur terre, avec encore juste assez de souffle pour border leur dure carcasse. Econome de ses mots, souvent buté et toujours direct, il est bien plus à l’aise lorsqu’il s’agit d’interpréter les signes envoyés par ses bois et sa vallée plutôt que ceux générés par son fils Vale. Ayant frôlé la faillite avant de perdre son épouse Cecelia en Zambie quelques années plus tôt, Landyn tente aujourd’hui de maintenir à flots la ferme familiale, quatre murs et un toit qui parviennent difficilement à réchauffer les deux hommes prisonniers de leur hiver mental. Alors que la saison blanche tient déjà rudement en joug ce coin oublié du Suffolk, père et fils vont tenter d’exhumer le fantôme de leur chère disparue, pour mieux brandir à la face de l’autre cette plaie béante, ce manque qui tait son nom, cette absence qui les empêche de vivre ensemble et les fige dans un affrontement perpétuel.
« Ma aurait dû me dire avant. Des trucs qui auraient pu être utiles, sur le chagrin et la colère, ou sur comment se comporter dans la vie quand on a l’impression de dériver et de se noyer. »
Vale, jeune homme vêtu de colère, porte en lui l’écho violent de l’abandon, une douleur sourde qu’il impute à son géniteur, auprès duquel il a appris à ne plus attendre de mots pour combler sa détresse. En proie au désarroi, ce mal-être en roues libres, Vale va prendre des initiatives absurdes, presque maladives. L’une d’elle coûtera l’usage des jambes de son meilleur ami Thom. Suite à cet accident, Vale va se laisser engloutir par un mutisme désarmant. Landyn, de son côté, va s’efforcer de prendre en charge ce que traverse Thomas en lui rendant des visites régulières, lui offrant ainsi une écoute ainsi qu’une une verve alerte, franche et mature.
« La nuit, tout devient difficile, Thomas. Les douleurs, les souffrances, et pas seulement celles que tu sens dans tes os. C’est ce qui est caché sous la mousse, la tourbe, que tu redoutes le plus. Tout prend de l’ampleur, c’est beaucoup plus grand la nuit quand il n’y a rien pour t’occuper l’esprit… (…) Tu dois te battre. »
Entre le père se confiant au « mauvais » fils et le véritable descendant parcourant la froide campagne pour mieux s’y perdre, les apparitions fugaces et néanmoins flamboyantes d’une renarde semblent prendre le relai du spectre muet de Cecelia… À l’instar de cet hôte vulpin, les Midwinter sont méfiants, rusés, et imprévisibles : leur chassé-croisé harassant entre hommes et bêtes les mènera tous deux à la lisière de leur propre culpabilité.
« Les animaux ne mentent pas. Ils vous diront toujours où vous en êtes dans votre vie. Quand les bêtes à demi mortes se mettent à tomber à vos pieds, observez donc à quel point vous leur ressemblez ».
En donnant tour à tour la parole à Landyn puis à Vale, Fiona Melrose cultive un terrain littéraire à l’équité spontanée : les réactions des deux protagonistes sont ainsi exprimées de l’intérieur, entre souvenirs, aveux et pensées. On assiste alors, au travers de ces étapes intimes, à l’apprivoisement de deux êtres à qui l’on n’a pas appris à vivre avec une vulnérabilité instinctive.
Dans une langue sensible aux accents bruts, l’auteure rend compte des silences comme des cris qui tenaillent leurs âmes sauvages tournées vers une nature indocile et toujours en mouvement, libre expression du féminin dont le père et le fils ont été privés.
La renarde, que Landyn cherche à apercevoir régulièrement et dont Vale condamne la métaphore liée à sa mère, semble en effet veiller sur eux, discrète et insaisissable, traçant dans la neige quelques pistes furtives et rédemptrices à l’attention de ses deux orphelins.
« Imaginez une renarde.
Elle sait quand le moment est venu de laisser ses petits affronter le danger. (…)
Attention, elle ne les abandonnera jamais tout à fait.
Elle montera la garde. »
En choisissant de nommer ses personnages « Midwinter », Fiona Melrose ne semble pas avoir laissé aux hasards de l’écriture le titre de son roman éponyme : utilisée pour désigner le plein cœur de l’hiver, l’expression est également synonyme du solstice d’hiver. Ainsi Midwinter nous plonge-t-il dans la nuit la plus longue qu’auront à traverser Landyn et Vale pour disperser les ombres entre eux… et peut-être se retrouver en plein jour, face-à-face.
Une prose sobre, délicate, éclaire d’une lumière crue ce premier roman grave et profondément poignant.
J’ai lu MIDWINTER en anglais ainsi que dans son excellente traduction par Édith SOONCKINDT. Les deux versions m’ont emballé ! Votre présentation de l’œuvre est d’une très grande finesse: elle rend compte, avec beaucoup de sensibilité, de la qualité de cette prose « sobre et délicate » à la fois. L’écriture de Fiona MELROSE restitue admirablement cette plongée intime dans les sentiments et les déchirements des protagonistes avec, en toile de fond, le souvenir d’une mort tragique, les conséquences dramatiques d’un accident en mer et l’apparition récurrente d’une renarde, incarnation réelle ou symbolique de l’épouse/la mère disparue. Un très beau roman que l’on continue de porter en soi, longtemps après avoir tourné la dernière page. Votre sous-titre « Le solstice de la douleur » mériterait de figurer sur la couverture.
Cher Jean-Paul,
Je suis très touchée par vos lignes et vous remercie infiniment de cet écho de lecture que vous partagez si élégamment. Ce roman, en plus de m’avoir remuée, m’a véritablement séduite par sa profonde et humble analyse de ce qui nous définit en tant qu’être humain. Et puis, pour ne rien vous cacher, le renard m’est un animal très familier, qui a toujours été à la lisière de mon existence alors… Entre les pages il se susurre qu’avec les livres il n’y a jamais de hasard. Merci en tout cas pour votre regard !
Chère Typhaine,
Je pense que vous serez aussi intéressée (mais peut-être moins emballée) par le second roman de Fiona MELROSE «Johannesburg ». Très différent car, comme l’indique l’auteure, son inspiration vient (pour ce roman) du « stream of consciousness » qui sous-tend « Mrs Dalloway » de Virginia Woolf. Très difficile à traduire car, en plus du développement des états de conscience des personnages qui génère parfois une certaine confusion, le style de Fiona MELROSE exige une grande attention. La force du roman réside essentiellement dans son écriture, certains passages étant d’une grande beauté doublée d’une force poétique incontestable. Fiona Melrose est un grand écrivain avec une voix unique. Je ne pense pas qu’avec Johannesburg, elle ait trouvé le « format » qui rende vraiment justice à son talent. À propos de romans sud-africains (mais sans renard :-)), permettez-moi de vous signaler « October » de Zoe Wicomb, traduit avec une très grande finesse par Edith SSONCKINDT (qui a également réalisé la version française de « The Goldfinch » de Donna Tarrt, Pulitzer 2014).
pardon: Edith SOONCKINDT (merci de bien vouloir corriger l’orthographe éd son nom )
décidemment !! « de son nom »
Recommandé par Typhaine, j’ai lu ce livre qui m’a beaucoup plu! merci.