[dropcap]N[/dropcap]otre part de nuit de Mariana Enriquez fait vibrer à la fois notre cerveau, notre cœur, et avec eux tous nos sens.
Six chapitres introduits par une page noire annonçant l’intitulé et les années concernées, six chapitres inégaux du point de vue de la longueur et ignorant la chronologie, six chapitres tels un puzzle, tel l’arcane Six du Tarot de Marseille, devenir, choisir, passer. Six chapitres portés par des narrateurs différents.
Si le récit débute de manière plutôt classique – un jeune père et son fils sur la route dans un contexte ouvertement violent – le titre du premier chapitre nous situe durant l’année 1981 et dès les premières lignes nous savons que l’action se déroule en Argentine, nous nous trouvons donc en pleine dictature militaire – le lecteur reçoit assez vite les signaux d’une étrangeté qui ne fait que croître au fur et à mesure qu’il avance dans sa lecture.
Juan, le père, semble fragile et pourtant déterminé.
Mais il n’était pas n’importe quel père, et les gens parfois le savaient quand ils le regardaient dans les yeux, parlaient avec lui un moment ; d’une manière ou d’une autre ils devinaient le danger : Juan ne pouvait pas cacher ce qu’il était, c’était impossible sur la durée.
Gaspar, du haut de ses six ans, fait de son mieux pour tenir la cadence. Il se conduit en enfant, il l’est et pourtant il abrite quelque chose qui le dépasse, qu’il lui faudra apprendre à comprendre et à maîtriser. Comme son père, Juan, il a accès au monde des morts, comme son père il est censé devenir le Medium de l’Ordre, organisation occulte et extrêmement puissante, proche des instances du pouvoir en place.
A une époque où les bébés et les enfants des opposants à la dictature en place disparaissaient sans laisser de trace, Juan cherche à protéger son fils des forces de l’Obscurité auxquelles l’Ordre est dévoué corps et surtout âme. But compliqué à atteindre compte tenu de sa propre place de Médium au sein de l’Ordre « Je suis la bouche. L’Obscurité peut me trouver » et aussi des liens familiaux qui l’y unissent – Rosario, sa femme, héritière de la famille Bradford, main de l’Ordre, vient de mourir dans des circonstances pour le moins étranges.
La magie omniprésente dans le récit, surmontée par l’Obscurité au nom si bien trouvé, est-elle une mise en abîme des années terrifiantes vécues par les Argentins durant la dictature ? Est-elle la marque d’une identité littéraire construite sur des multiples couches de mythes, de croyances, de légendes, de rites au sein desquels San la Muerte se manifeste toujours sous une forme ou une autre ?
Et pourquoi pas les deux ? Mariana Enriquez réussit un coup de maître avec ce récit hallucinant et halluciné, à la fois conte initiatique et témoignage des exactions de la junte, à la fois plongée dans la mythologie sacrée Sud-Américaine et compte rendu de la survie des Guaranis, forêt humaine primaire d’une partie du continent Sud-Américain.
Les fondateurs de l’Ordre, des membres des familles Bradford et Mathers, réunis par leur passion commune pour l’occultisme et la magie avaient trouvé l’Obscurité et le premier Médium en Ecosse en 1752. Les dés avaient été jetés. Et depuis lors, régulièrement, un nouveau Médium est devenu tout aussi essentiel qu’une pierre philosophale, sa durée de vie étant limitée par l’énergie dépensée durant les interactions avec l’Obscurité.
Si Juan veut éviter à son fils Gaspar cette vie, la seule solution est la fuite.
Notre Part de Nuit ne se raconte pas. Il s’empare de vous et s’installe dans votre cerveau. Il est susceptible même de vous provoquer des cauchemars. Mais en même temps il vous connecte à des personnages inoubliables : Juan, Gaspar, certes, mais aussi Rosario, Tali, Esteban/Stephen.
Il fera peut-être tomber vos défenses face à la puissance de la magie, des symboles, des mythes fondateurs que nous avons laissés se diluer dans l’oubli. Il vous fera voyager à travers le monde mais aussi à travers des espaces mouvants sur lesquels l’humain n’a pas de prise.
Rares sont les récits capables de laisser une empreinte aussi profonde dans notre mémoire : Notre part de nuit de Mariana Enriquez est l’un des ces oiseaux rares –un livre-monde, complet et complexe, exigeant et généreux. Laissez-le s’emparer de vous, la traduction impeccable d’Anne Plantagenet vous facilitera grandement la tâche. Ensuite laissez le champ libre à votre imagination .
Seuls les médiums peuvent faire venir cette Obscurité qui parle et nous permettra de vivre pour toujours, d’être comme des dieux. Les mortels sont le passé, m’a dit un jour Florence. La méthode de survie a mis longtemps à être révélée et, bien entendu, elle est répugnante. Je dois ajouter qu’en plus, pour le moment, c’est un échec cuisant. La foi, en revanche, est indiscutable. Il est impossible de ne pas croire quand apparaît l’obscurité. Alors nous restons confiants et continuons. Du moins la plupart d’entre nous. D’autres sont pleins de doutes.
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Notre part de nuit de Mariana Enriquez,
traduit par Anne Plantagenent
Éditions du sous-sol, 19 août 2021
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Image bandeau : Addict-Culture