Les Éditions Gallmeister, depuis un certain temps déjà, explorent le monde en dehors des Etats-Unis. Cette fois, c’est dans le grand Nord que l’éditeur a trouvé la perle rare en la personne de Pekka Juntti, journaliste et essayiste finlandais qui vit en Suède, à la frontière avec la Finlande. Lauréat de plusieurs prix pour son essai La Forêt après nous, écrit avec Jenni Räinä et Anna Ruohonen, Pekka Juntti nous propose avec Chien sauvage son premier roman. Les thèmes qui lui sont chers sont au centre de cette fiction : la faune et la flore nordiques, les rapports de l’homme avec la nature, l’écologie. Mais son pays, la Finlande, est également un sujet crucial dans Chien sauvage. Son histoire, ses rapports avec les pays qui l’ont dominée, entre Suède et URSS – ne parlait-on pas de finlandisation ? – ses spécificités culturelles et naturelles.
Les histoires qu’il a choisi de nous raconter se situent pour une part juste après la Seconde guerre mondiale et pour l’autre à une époque contemporaine, à la fin des années 2000.
L’histoire de Aila commence en 1942. C’est une petite fille de la campagne, elle vit à la ferme où elle profite des rares moments de présence de son père, qui repartira à la guerre bientôt. Découper le bois, le ranger, ramasser les patates, pêcher dans la Tengeliö, écouter les histoires de son père, qu’il lui a déjà racontées mille fois mais dont elle ne se lasse pas. La vie se déroule avec ses petits frères Eenokki et Lauri et sa mère. Sans oublier de visiter le sapin Arviiti, le refuge magique de la famille que l’on va voir quand on est triste ou qu’on a peur…
La vie se partage entre les légendes et la dure réalité imposée par la guerre – la ferme a été détruite, le chien tué par les soldats allemands, il a fallu construire une autre maison. Le frère aîné, Vaïno, est parti à Helsinki où il vit avec sa fiancée. Au grand dam du père de famille : « D’après papa, un être humain devrait naître, vivre et mourir au même endroit, faute de quoi il risque de mal tourner : Il faut rester là où se trouvent les eaux et les monts, les arbres et les Anciens. » Plus tard, Aila devient une jeune femme séduisante qui, au cours d’un bal, rencontre un homme plus âgé, Aarno. L’homme est un forestier, il fait partie de ceux qui pensent que détruire la forêt est un projet digne d’estime : il faut bien que l’économie du pays prospère… Malgré cela, la jeune Aila lui sert de guide pendant ses parties de pêche où elle l’emmène dans les lieux les plus secrets, ceux qu’elle explore depuis sa plus tendre enfance.
« D’après papa, un être humain devrait naître, vivre et mourir au même endroit, faute de quoi il risque de mal tourner : Il faut rester là où se trouvent les eaux et les monts, les arbres et les Anciens. »
─ Pekka Juntti, Chien sauvage
Samuel, lui, a 19 ans. Il a quitté l’armée, et son père s’attend à ce qu’il suive la tradition familiale et travaille à la mine. Mais depuis sa plus tendre enfance, Samuel sait ce qu’il veut. Tout petit, il dévorait le livre Baldy de Nome, où Esther Birdsall Darling raconte la vie d’un chien de traîneau champion d’Alaska, se rendait à la bibliothèque pour y demander le dernier épisode d’une série de romans intitulée Roi, le berger allemand. A 19 ans, pas question de travailler à la mine : Samuel ne veut pas de la vie de ses parents – un père autoritaire et avachi dans un canapé devant la télé, une mère mutique et résignée dont la seule distraction consiste à faire les courses au supermarché. C’est décidé, Samuel part « au Nord ». Il a trouvé un poste dans une ferme d’élevage de chiens de traîneau. La paie est maigre, voire inexistante, mais il est nourri et logé. Et surtout, il vit avec les chiens et fait son apprentissage de « musher » auprès des propriétaires Matti et Sana.
Le travail est dur, on est loin de l’idéal sentimental des romans, les conditions de vie sont peu confortables, mais Samuel se sent à sa place. Un jour, le Norvégien Trond Pettersen, « légende vivante » de la course arctique, fait une halte à la ferme : il a perdu deux de ses chiens, deux jeunes mâles échappés de leur cage de transport, Nanok et Inuk. Pour Sam, c’est l’occasion unique d’échapper aux corvées et de partir à la recherche des deux chiens. Il prend tous les risques, commet les pires imprudences et ne se fait pas que des amis dans la région car pendant sa course folle sur les traces des fuyards, il empiète sur des territoires interdits en chevauchant sa motoneige, en toute liberté. Il fait un froid de chien, la tempête de neige fait rage. Samuel, épuisé, rentre à la ferme où il se prend un bon savon de la part de Matti et Sana. S’il veut repartir à la recherche des deux chiens, il faudra que ce soit à ski. Samuel retrouvera Inuk, mais Nanok, le chien aux yeux vairons, restera insaisissable, devenant ainsi l’objet de l’obsession de Samuel.
« J’étais un faon d’élan abandonné dans la neige, un lièvre à la patte cassée et un poussin de grand tétras boiteux, en voie de me transformer en forêt. J’étais arrivé à destination. »
─ Pekka Juntti, Chien sauvage
Le livre se partage donc entre deux récits, mais comporte également une partie sous forme de journal quotidien, sorte de parenthèse où Samuel livre ses réflexions de jeune homme réfugié dans une cabane en pleine forêt, près d’un lac, et égrène des jours précieux, dangereux, au bord de la folie, porteurs d’un destin qu’il nous appartiendra de découvrir : « Les cygnes apprécient la nature sans vie (…) Ils repartent tard, ne prenant leur envol qu’une fois la terre et les plans d’eau gelés, lorsque le ciel est saturé de flocons et la défunte vêtue de blanc. On dit qu’ils restent aussi longtemps parce qu’ils aiment ces contrées, mais en réalité, c’est la mort qu’ils aiment. »
Au fil de ces histoires, Pekka Juntti raconte son pays, montre la Laponie, nous sensibilise aux sons, aux odeurs, aux couleurs et aux sensations avec un style tantôt poétique, tantôt très réaliste. A travers ses personnages de révoltés, Aila et Samuel, il évoque avec un lyrisme ambitieux le destin singulier d’un pays qui a dû se battre pour conserver son identité forte – son histoire, sa langue, ses légendes, ses paysages – et qui, aujourd’hui encore, reste l’écrin d’une nature puissante mais fragile. Dénué de toute mièvrerie, parfois violent, le roman dépeint la nature telle qu’elle est : magnifique, sans pitié, à la fois salvatrice et source de mort, et laisse une belle place au sentiment amoureux. Il n’épargne pas la nature humaine et ses facettes les plus sombres. Bouleversant, poétique, Chien sauvage réussit à éviter l’exotisme, ne recule pas devant la cruauté et sait aussi installer un suspense addictif. Les histoires humaines, animales et naturelles qu’il nous offre exercent une séduction quasiment hypnotique qui fait de ce roman une incontestable réussite.