[dropcap]C[/dropcap]e n’est clairement pas tous les jours que l’on rencontre un tel roman.
Certes, à quelques détails près, l’histoire qu’il raconte pourrait n’être qu’ordinaire. L’histoire de Paul est celle d’un enfant de la Croix-Rousse, né juste après-guerre sur les célèbres pentes lyonnaises. Dès sa naissance pourtant, son destin semble faire un pas de côté. Comme ses parents aiment à le rappeler, son arrivée au monde est marquée par une première mort : de battre son cœur a cessé. Le premier arrêt d’une série qui jalonnera sa vie.
Surtout, Paul est synesthète. Son corps est balayé par des sensations démesurées. Et la première prouesse de ce roman est probablement d’avoir pu, d’avoir su restituer ce fonctionnement cérébral si particulier. Il est rare en effet que les mots approchent de si près ce bouillonnement d’émotions, ce phénomène, involontaire et quasi-permanent, d’interactions sensorielles. Ou quand une perception auditive, par exemple, conduit spontanément à l’activation d’un autre sens, par exemple visuel, et propulse le sujet dans un concert de couleurs et de sons.
Paul a appris à sentir avec précision dans son être ce qui tremble et ce qui vit. Il parvient à visualiser le parcours de la vague en lui. Il sent son œsophage se tendre à l’arrivée de cette teinte mauve, son cœur battre lorsque la cavalerie tonne, ses poumons s’ouvrir pour recevoir les violons et la neige, sa gorge se serre, ses épaules se nouent, et l’ensemble – fusils cormorans chandelles et plantes grimpantes – virevolte dans son cerveau en toile fuselée.Pierre Ducrozet
Et des sons, il y en aura dans la vie de Paul, comme dans celle de son père avant lui, puis dans celle de sa fille aussi. Pierre Ducrozet convoque à la suite de ses personnages un panorama des musiciens du XXe siècle, de Debussy aux Sugarhill, de Paris à New-York. Et tout comme certaines mélodies peuvent donner une irrépressible envie de se dandiner, la lecture des Variations de Paul invite à tout explorer, des premiers albums d’Iggy Pop aux derniers accords de Thelonious Monk. Classique, jazz, rock et même électro, tout est bon à prendre, tant que c’est l’excellence, car Paul plonge – et le lecteur avec lui – dans un tumulte exquis.
Ni don, ni malédiction : Paul n’est pas dans l’analyse de soi. Il ne se raccroche pas au passé et n’envisage pas non plus le futur. Seul le présent, seul le ressenti – même monstrueux, ou parce qu’il est monstrueux – l’intéresse vraiment.
Y’a pas à dire : cette écriture du « ici et maintenant » envoie du lourd. Le texte est dense, frénétique. Un mot en entraine un autre, puis une phrase, puis un chapitre, et c’est tout une vague qui a déferlé, laissant le lecteur assommé. Difficile de prendre son temps : le roman impose son rythme, parfois agité, souvent saccadé. La narration est vive mais le lecteur n’est jamais simplement frôlé.
Le roman touche réellement, au plus profond souvent, comme une guitare à peine grattée peut faire follement vibrer. Un texte si ébouriffant qu’il n’est pas de tout repos. Ce n’est pas le genre de roman avec lequel on va décompresser en fin de journée.
La musique jaillit hors de la musique. Elle est toujours entièrement elle-même, pure forme aérienne, et tout à fait autre chose – mais quoi ? Elle ne connaît aucune frontière théorique, géographique, physique. Elle ne connaît rien d’autre qu’elle-même et elle est partout.
Pierre Ducrozet
Bruyant et brillant : les deux sont indissociables dans le monde de Paul. Ses pérégrinations conduisent le lecteur dans un assemblage de découvertes, d’élans amoureux contrariés, de voyages aux quatre coins du monde, de deuils à négocier, d’enfants qui ont mal de pousser. Loin de la banalité.
Et là on se demande si l’auteur n’aurait pas tenté un truc un peu fou. Ne pas seulement écrire sur la musique : saisir la musique dans son essence même, pour la retranscrire sous forme de langage. Mettre en mots les sensations, mais aussi les sons eux-mêmes, comme on transformerait l’eau en air. Une lecture qui tiendrait presque de l’expérience – et qui, comme on l’imagine d’une sortie de l’atmosphère, laisse un peu exsangue.
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Variations de Paul de Pierre Ducrozet
Actes Sud, 2022
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