[dropcap]L[/dropcap]es historiens, qui se querellent à ce sujet depuis des années, le savent depuis longtemps : il existe plusieurs façons de traiter l’Histoire, de la dérouler, de la faire revivre, de l’expliquer. Les hommes politiques l’ont à leur tour compris et n’hésitent pas, si le besoin s’en fait sentir, à mettre en avant tout épisode de leur vie susceptible de flatter leur profil. Tout est, finalement, question d’éclairage. Travestir l’Histoire, la nier, la réviser, sont des grands classiques de la manipulation en politique et lorsque Iain Levison s’empare du sujet, il le fait à sa façon, sans emphase mais avec un humour caustique et ce sens aigu de l’observation qui caractérisent son oeuvre depuis ses débuts en 2003. Fidèle à son éditrice Liana Levi, il y a publié en 2018 son septième roman, Pour services rendus, qui vient de paraître en Piccolo, la collection poche de Liana Levi, l’occasion pour les retardataires comme moi de se rattraper.
«Un gars ? Putain, un gars ? J’en ai perdu huit le mois dernier et ils m’en envoient un seul ? » Le sergent boit une gorgée à son bidon et regarde Billy, et bien qu’ils soient de la même taille, Billy a l’impression de devoir lever la tête.
«Vous êtes Superman? »
C’est une de ces questions auxquelles on n’est pas vraiment censé répondre, mais les sergents sont tous 7 différents. Billy ne connaît pas encore celui-là. Parfois ils vous crient dessus si vous vous contentez de rester muet.
«Non, sergent. »
2016. La guerre du Vietnam est loin, certains en sont revenus, d’autres pas. Le sergent Fremantle fait partie des « chanceux ». Il est maintenant chef des services de police d’une petite ville du Michigan. Proche de la retraite, il manque cruellement de moyens pour ses services et s’en voudrait de partir sans avoir amélioré la situation. Lorsque l’entourage du sénateur Drake prend contact avec lui, Fremantle y voit une opportunité de régler ce problème. Drake, qu’il a eu sous ses ordres au Vietnam, était une jeune recrue effrayée et maladroite, mais le sénateur qu’il est devenu souhaite donner une image plus avantageuse de ses états de service. Il espère donc que Fremantle viendra confirmer la version de ses faits d’armes qu’il a délivrée aux médias et qui est malencontreusement remise en question par l’intervention d’un autre vétéran. L’ancien sergent va découvrir les arcanes de la politique et en mesurer la violence, qui n’a rien à envier à ce qu’il a connu au Vietnam. Ici, tous les coups (bas) sont permis.
Iain Levison place au cœur de son récit un épisode peu glorieux du conflit vietnamien, dont Fremantle et son unité furent les tristes protagonistes. Finalement, la seule chose importante, c’est la version que l’histoire officielle en retiendra, celle que Drake, une fois devenu sénateur, voudra utiliser pour faciliter sa réélection. Les sondages ne jouant, pour une fois, pas vraiment en sa faveur, le sénateur expérimenté va donc faire jouer la fibre patriotique des électeurs afin de gagner des voix. Peterson, autre vétéran de cette terrible journée, connue comme « l’épisode du buffle », sera le grain de sable dans la machine électorale et l’intervention de Fremantle dans le jeu politique prendra peu à peu des dimensions auxquelles il ne s’attendait pas.
Les élections présidentielles, aux Etats-Unis plus encore qu’ailleurs, sont l’occasion pour les candidats comme pour les journalistes (mais pour des raisons souvent opposées) de faire appel à des épisodes que certains utiliseront pour se faire mousser quand d’autres s’en serviront pour provoquer leur chute. Les électeurs américains étant particulièrement sensibles à certains sujets, un rien peut faire basculer le résultat d’un vote. Grande est donc la tentation de revisiter l’histoire, d’en travestir discrètement un épisode afin de se mettre en valeur et c’est ce qu’a compris Drake.
» (…) Billy est une figure publique depuis longtemps maintenant, et il sait comment les gens pensent. Ils pensent qu’ils veulent que vous leur parliez de la guerre mais en fait c’est faux. Ce qu’ils veulent, c’est que vous confirmiez leur propre opinion sur ce qu’ils croient être la guerre. Si ce sont des jeunes, ils veulent entendre d’horribles histoires de tireurs embusqués abattus. Si ce sont des femmes, une histoire touchante de loyauté et d’amitié. Si ce sont des pacifistes, une histoire choquante sur l’absurdité de tout ça. Et si ce sont des va-t-en-guerre, ils veulent la même histoire, présentée de façon à montrer qu’en fin de compte ça en valait la peine. »
Au-delà de la charge contre les politiciens et leurs tentations révisionnistes, le roman d’Iain Levison touche par la justesse avec laquelle il dépeint des personnages aux prises avec une réalité qui les dépasse parfois, chacun(e) s’efforçant de tirer du monde de quoi nourrir ses intérêts ou ceux de ses proches, sans forcément y voir le mal. A cet égard, c’est la discrète mais omniprésente figure de Cara (l’épouse vietnamienne de Fremantle qui voit dans cette offre faite à son mari, la possibilité de négocier l’entrée de leur fille dans une école de médecine) qui illustre le mieux cette faiblesse que tout un chacun peut connaître à un moment de sa vie.
Bref et vif, Pour services rendus est une vraie réussite, de celles qui donnent à réfléchir sans en avoir l’air, qui dézinguent le mensonge et l’hypocrisie sans pour autant nous faire la morale, qui abordent avec une apparente désinvolture la face sombre des hommes, où règnent le cynisme et le mensonge. Faisant preuve d’un humour salutaire, Iain Levison nous épargne un pensum indigeste sur le mal inhérent à l’espèce humaine et propose à la place une brillante comédie de mœurs dont le message est tout aussi puissant. Qu’il en soit ici remercié !
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Iain Levison, Pour services rendus
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Fanchita Gonzalez Batlle
Liana Levi (Piccolo) 2019
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