Au début des années 1990, le rock en France se prend de plein fouet les modes successives venues d’outre-Manche (l’indie rock, le baggy sound, le courant shoegaze, la brit-pop) comme d’outre-Atlantique (le grunge bien sûr, mais aussi le hardcore, le metal, la fusion). Tout en assumant leur identité hexagonale, bon nombre de groupes de l’époque auront les oreilles grandes ouvertes et rendront leur version, plus ou moins personnelle, de ce bouillonnant kaléidoscope de genres, avec des succès variables : on citera Noir Désir qui, après avoir puisé chez le Gun Club une énergie brute qu’il aura convertie en saillies poétiques acérées, se convertira au hardcore sec de Fugazi pour conférer à sa musique une dimension plus pamphlétaire, ou les Thugs, à qui leur obédience grunge version speed vaudra l’honneur d’une signature sur le prestigieux label Sub Pop, ou encore Lofofora, qui adaptera la fusion rock des Red Hot Chili Peppers ou de Faith No More à la gouaille rageuse de Bérurier Noir.
Dans les 90’s, la singularité précieuse de Prohibition
Au niveau de l’underground parisien, le trio anglophone Prohibition allait vite affirmer sa singularité précieuse : alors que la plupart de leurs contemporains étaient encore bloqués sur une tendance « rock alternatif » pour bientôt se laisser convertir aux charmes désuets de la vague noisy-pop british, le groupe regardait davantage vers le modèle américain, où deux de ses membres vécurent une partie de leur enfance, ne sacrifiant nullement sa technicité jubilatoire au profit de l’épate bruitiste. Fondée en 1989 par trois amis de lycée, Ludovic Morillon (batterie, percussions) et les frères Fabrice (basse, voix) et Nicolas Laureau (guitare, voix), la formation développe à ses débuts un son sous forte influence Cure/Bauhaus avant de s’ouvrir progressivement à la tension martiale de Fugazi et à l’expérimentation formelle de Sonic Youth.
Après deux albums d’une maturité stupéfiante (Turtle en 1993, puis Nobodinside l’année suivante, sortis sur le confidentiel et défunt label Distorsion), le trio devient quatuor avec l’arrivée de Quentin Rollet (saxophone, orgue) et crée en 1995 sa propre structure, Prohibited Records, qui accueillera d’année en année de nombreux artistes partageant avec eux le goût de l’artisanat, la farouche volonté d’indépendance (tant créative que structurelle) et l’attrait des marges stylistiques. Dès lors, outre les disques de Prohibition, le label verra ainsi son catalogue s’enrichir des sorties d’Heliogabale, Purr, Herman Düne, The Berg Sans Nipple et même, le temps d’un album (le Seuls Au Sommet de 2004), le Mendelson de Pascal Bouaziz.
Pour leur part, les frères Laureau, toujours accompagnés de leurs deux fidèles acolytes, après un troisième long format (Cobweb-Day) plus posé mais aussi plus dense que les précédents, sortent coup sur coup deux albums annonciateurs de leur évolution à venir : le Towncrier de 1996 qui, tout en simplifiant l’instrumentation, complexifie leur écriture, et, surtout, 14 Ups And Down qui, en 1998, ouvre leur post-rock devenu éminemment personnel à une dimension plus cinématique.
La fin de la décennie amènera le groupe à se séparer, Nicolas et Fabrice souhaitant se consacrer davantage à leur label et changer de formule musicale, en multipliant les projets parallèles, ensemble (NLF3, pour une musique instrumentale hétéroclite et passionnante, au spectre couvrant aussi bien l’afro-beat que le jazz contemporain, plages contemplatives et embardées post-rock audacieuses) comme séparément (Don Niño pour Nicolas, distillant un folk sombre et teigneux, ou F/Lor pour Fabrice, laissant libre court à son appétit d’expérimentations électroniques).
En cette année 2015, pour le vingtième anniversaire du label (une longévité exceptionnelle compte tenu de la spécificité et de l’intransigeance des protagonistes concernés, sans même parler de la configuration économique actuelle), la fratrie a fait les choses en grand, avec la sortie de deux mixtapes (des vraies, à l’ancienne, en cassettes audio et tout), les bien nommées Rarities et Curiosities, recensant, par un méticuleux travail de réécoute d’archives, nombre d’inédits laissés sur le côté de leur impressionnant casting. Dans la foulée, de nombreuses soirées spéciales commémorèrent l’événement à leur tour, avec des concerts de NLF3, dont le tout frais et excellent Pink Renaissance venait de sortir quelques mois plus tôt, des fidèles Heliogabale ou The Berg Sans Nipple, ou encore d’amis de toujours, tels Quentin Rollet, Jérôme Lorichon ou Thomas Mery, restés proches des frères Laureau depuis le début.
« C’est long, seize ans ! »
La cerise sur ce gâteau déjà bien garni sera apportée au début de l’été, avec l’annonce-surprise de la reformation du groupe qui fut la matrice du label et lui aura inspiré son nom : retour du batteur Ludovic Morillon, tournée française, on allait voir ce qu’on allait voir, Prohibition semblait vouloir se rappeler à notre (et au leur, propre) bon souvenir. Après un échauffement salutaire au festival Teriaki au Mans, fin août, il était temps pour eux de venir prendre le pouls de leur pertinence sur leurs propres terres, dans le ventre de Paris lui-même.
C’est donc en compagnie des frères (et oui, encore) Bodson et de leur projet Patton, ainsi que du trio Antilles, que le quatuor réuni prend littéralement d’assaut le Point Ephémère, en ce jeudi 24 septembre, par une belle soirée pluvieuse augurant une réconciliation heureuse, sur les planches.
Pour ce qui est des premiers, Patton, duo bruxellois qui sort ces jours-ci son troisième album (C, sur Prohibited Records bien entendu), on est vite saisi par la complémentarité instinctive des deux membres qui le composent : Max (voix, guitare, claviers) et Sam Bodson (batterie, voix, claviers) proposent une musique déglinguée, pittoresque, qui sans sonner comme une improvisation, semble s’écrire et se construire sous nos yeux et dans nos oreilles ébahies. Tour à tour, on est baladés d’un folk rêche à de brutales accélérations à la Talking Heads, de déconstructions savantes rappelant les new-yorkais de Massacre (le groupe mythique de Fred Frith et Bill Laswell) en séquences plus aérées d’où sourd une énergie communicative.
Si le jeu de pistes fut passionnant à suivre, en tentant de discerner l’emprunt habile de l’originalité de la démarche, il ne préparait nullement à la claque qui allait suivre : composé de deux membres de Sister Iodine (autre combo noise historique, qui eut l’honneur d’ouvrir pour Sonic Youth, au Zénith, lors de la date parisienne de la tournée Dirty en 1992), Lionel Fernandez (guitare) et Erik Minkkinen (claviers), auxquels vient s’ajouter le batteur Jérome Berg (ex-Purr, The Berg Sans Nipple), le trio Antilles ne fait pas exactement dans la dentelle… ou plutôt si, mais une broderie tissée comme une toile d’araignée brûlante qui fondrait sur nous sans crier gare.
Leur performance, composée de trois longs mouvements instrumentaux hypnotiques, furieux et denses, aura convoqué les fantômes de Neu! (pour la pulsation kraut implacable), Seefeel (pour les divagations en nappes saturées) et même My Bloody Valentine (pour la construction mélodique discrète balancée sous trois tonnes de bruit blanc). Littéralement scotchante à voir interpréter, on est impatient d’entendre ce que leur musique pourrait donner sur disque, si tant est qu’elle accepte la contrainte d’être apprivoisée pour rentrer sur un support quel qu’il soit. Impressionnant.
Lorsque les patrons, Prohibition, débarquent sur scène à leur tour, l’émotion est palpable, de chaque côté de la fosse. Passé un « c’est long, seize ans ! » lâché dans un sourire par Nicolas Laureau, le groupe attaque pied au plancher sur Active, l’un des morceaux les plus puissants de son quatrième album, Towncrier, qui rendait un hommage appuyé à sa ville. D’emblée, tout est en place et plus encore : la section rythmique composée par la basse de Fabrice et les fûts de Ludovic se fait rutilante, insistante puis chaloupée et souple, tandis que le saxophone de Quentin se montre tour à tour cajoleur, bagarreur et vrillé, que Nicolas plaque ses accords de guitare tranchants et secs comme à la belle époque, et que son chant arraché affiche une maîtrise inédite (les années Don Niño sont passées par là).
Ce qui frappait à leurs débuts, à savoir une assurance placide étonnante pour leur jeune âge, se trouve inversé ce soir : les quadragénaires affichent une fougue d’autant plus surprenante qu’elle met un terme à presque deux décennies d’inactivité (sous cette identité du moins). Le répertoire est essentiellement recentré sur les deux derniers albums en date : Figure Out déploie sa structure sinueuse avec ferveur avant l’explosion libératrice de son riff ensorcelé, Hold On attrape la salle dans son groove électrique pour ne plus la lâcher, et les lamentations énervées de You Make Me Sing Small s’abattent sur le public telles des hallebardes impitoyables.
Ce que le groupe tentait de dessiner avec habileté lors de sa dernière période, à savoir associer, de gré ou de force, à sa propre alchimie interne, le romantisme désolé du Seventeen Seconds de The Cure, le spleen ravagé du Spiderland de Slint et la colère rentrée du Steady Diet Of Nothing de Fugazi, prend encore plus d’ampleur dans le contexte actuel. A travers leurs textes aiguisés, maniant allégories poétiques, scansions autoritaires et ironie désabusée avec le même aplomb, et leur musique affûtée, fluide et accidentée à la fois, les Prohibition se révèlent encore plus importants aujourd’hui que du temps de leurs années actives : notre époque, anxiogène au possible, ne peut qu’être parfaitement raccord avec ces chansons (ou plutôt morceaux, tant on est loin ici d’un quelconque format pop à siffloter sous la douche) de souffre (si si, avec deux f), de feu et de sang.
Alors que la plupart de leurs contemporains des années 90 se seront enterrés dans la routine ou auront, tels des lièvres trop pressés, implosé en pleine course, les Prohibition justifient a posteriori la prescience dont ils avaient été investis en nommant leur tout premier disque « Tortue » : partis à point, ils auront rendu le voyage auquel ils nous conviaient (et nous invitent donc une nouvelle fois) plus fascinant encore que n’importe quelle destination finale imaginable.
Au terme d’un tel set, nerveux, fiévreux et habité (qui s’achèvera en apothéose sur un What Else ? furibard plein d’à-propos), aucun doute possible : avec au compteur vingt-six ans d’âge dont seize de cave, leur liqueur faite à huit mains, un souffle de folie et une gorge serrée n’a rien perdu de son âpre saveur ni de ses délices acides.
Prohibition sera en concert le 1er octobre à Nancy (L’Autre Canal), le 16 octobre à Orléans (L’Astrolabe), le 23 octobre à Lille (L’Aéronef), le 9 novembre à Namur (Le Belvédère), le 13 novembre à Lyon (Le Sonic), le 14 novembre à Mâcon (La Cave A Musique), le 20 novembre à Bruxelles (Le Magasin 4) et le 28 novembre 2015 à Dijon (Le Consortium).
Crédit photo en-tête : Isabelle Magnon.
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