[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#dd9933″]C[/mks_dropcap]ertaines insomnies contiennent une existence.
Celle qu’une héroïne raconte, à travers une lettre de rupture avec son jeune amant. Celui qu’elle a croisé au gré d’un salon littéraire que cette auteure devait honorer de sa présence. Je me souviens de ça. D’abord de ça. Du premier contact au premier chapitre, à l’aurore encore timide, dans une chambre d’hôtel à l’anonymat parfois réconfortant à Grenoble, dans ces moments qui permettent de prendre de la distance d’avec soi-même, cet étrange privilège des voyages, ce paradoxe, qui vous rapproche de vous-même. C’est là que j’ai rencontré Hélène et sa créatrice, Sylvie Le Bihan, au début de Qu’il Emporte mon Secret (paru au Seuil), et c’est là que je les ai aimées toutes les deux.
De la dimension autobiographique du récit j’étais parfaitement ignorant. Et heureux de l’être. Je ne savais rien de Sylvie Le Bihan, de la dimension cathartique de ce roman qui allait un peu fausser sa promo et largement m’agacer. Parce qu’on ne peut le réduire à sa seule dimension de témoignage. Évidemment, c’est sensationnel et cette dimension de rescapée d’un désastre est spectaculaire. Mais je dirais simplement que ce n’est pas le sujet, ou qu’il est largement secondaire. Et par l’une de ces absurdités médiatiques que l’on voit souvent, le secondaire a pris le pas sur l’essentiel. Or, on parle ici de littérature, pas de reportage.
La forme d’abord est audacieuse, car dans l’intimité de cette lettre en train de s’écrire, de cette confession au petit jour, on approche le secret de cette femme. De ce procès dont l’attente hante chacun de ses mots, de ce passé qui étend son ombre sur sa missive. Elle se raconte. Elle se souvient d’abord de la rencontre, de l’ivresse, de la nuit unique avec son jeune amant. ça sonne juste, ça sonne beau et nu. C’est un personnage qui se livre au lecteur. On accueille ses mots avec intensité. Car ils sont d’une troublante densité.
Et puis il y a autour de cette lettre le moment qu’Hélène vit. Ce passé qu’elle va devoir affronter de manière très tangible.
Elle va être le témoin dans deux jours du procès qui va l’inciter à revivre le viol qu’elle a subi à l’adolescence. L’évènement qui lui a ravi son innocence. Elle est à la fin de la quarantaine, s’est longtemps détournée de ce drame, jusqu’à l’oublier, jusqu’à s’étourdir. Dans la fuite, les relations sans lendemain, la froideur et l’ironie d’un cœur qui cultive l’indifférence, la nonchalance. Toujours libre et sans attaches, ne se laissant pas piéger par l’amour, ne se laissant pas cerner, sauf par ce jeune homme, sans doute le premier à l’apprivoiser un peu. C’est pour ça qu’elle le quitte et qu’elle lui doit sa vérité. Qu’elle se réfugie en mots auprès de lui, une dernière fois, pour pouvoir affronter ses démons. Car au coeur de sa confession, il y a cet amour, sans cesse suggéré, étrange et beau comme un requiem. Ce sourire un peu triste qui est le nôtre quand on se quitte sans se haïr. Il saura tout.
Le traumatisme lui revient à l’occasion d’un atelier d’écriture qu’elle a donné en prison. D’un regard échangé et d’un mot qui lui est adressé. De ces éclairs qui ravivent le passé. Le passé qui devient celui de sa lettre, pour expliquer le présent du procès imminent. On s’approche de ces souvenirs qui font perdre pied, qui vous imposent de les soutenir et de les mettre en mots car s’ils ne sont pas articulés, ils empêcheront la vie de suivre son cours. Et on voit la narratrice tourner autour, dans sa lettre et dans sa vie, jusqu’à être contrainte de s’y confronter. Dans l’écrit qui ravive et dans l’existence qui va imposer son jugement. Il y a une forme de suspense, presque une dimension de thriller. De crescendo vers des évènements qui ne sont jamais vraiment ce qu’on avait prévu.
Jamais je crois, je n’ai vu décrit de manière aussi frappante cette dissociation que vous ressentez quand l’innommable s’abat sur vous. Quand le récit du viol survient, on connaît et on aime déjà cette femme depuis un moment. Ça arrive à quelqu’un qui vous est devenu proche et cher au fil des pages. Et vous la comprenez, la clé terrifiante de cette héroïne. Et à quel point cela décide d’une trajectoire, ce choix de garder le silence et d’enfermer cet épisode dans un coin de conscience. A quel point c’est une négation existentielle. On a vu la fuite, on a vu les errances, on a tout ressenti. Sans jamais pour autant se laisser entrainer dans une forme de complaisance ou de pathos. Sans sombrer dans le glauque. C’est sa vérité, rien que sa vérité.
Au fond, il faut approcher ce livre comme un roman d’amour. Sauf que ce n’est pas de l’eau de rose. Sauf que c’est riche de tout ce qui peut arriver. Des désastres qu’on porte en tentant de vivre avec. Des sourires fiers, un peu bravaches qu’on oppose souvent à nos tragédies intimes. Et puis le désir qui se tord, mais qui survit aussi dans les interstices de nos traumatismes. On perçoit une âme. Dans sa vérité, son authenticité, sa beauté. C’est bouleversant. C’est tendre.
On ne connaît pas l’effet qu’aura un livre sur vous. On ne sait pas si on le laissera entrer. Et là, sous nos yeux, un destin s’incarne dans chaque mot, une sensibilité. Vous ressentez cette femme, son intensité, la hantise qu’elle a à affronter ses démons. Sa lettre change de nature au fur et à mesure que l’audience approche. On saura tout d’elle. De ses fuites, de ses silences, et de ce viol barbare qu’elle racontera assez tard et en peu de pages. L’événement en soi est soudain, court comme une déflagration. Mais la subtilité de ce livre est d’en suggérer les ravages à l’échelle d’une vie. Et d’appréhender le monde à travers ses yeux à elle. De l’incarner presque, tant on se projette dans ses sensations. Tant on respire avec elle, tant on vibre à chacun de ses mots.
Il s’agit d’une écriture profondément sensuelle. Un monologue intérieur sans cesse rythmé par des frissons d’émotions. Ça résonne, c’est sincère. C’est intègre et touchant comme une âme qui se livre, une femme qui s’offre, de tout ce qu’elle tait, juste avant de s’éclipser. De tout ce qu’elle cache. Le grand secret c’est finalement celui-là. Et ce qui émeut également chez Marie Ernaux à laquelle ce livre fait parfois songer. Ça dépasse le fait divers et dresse un portrait de femme, complexe et fascinante.
Hélène se délivre de ses masques successifs. Avec une grâce, une profondeur, une élégance de sonate de Beethoven. Elle est un cœur à nu. Peu à peu le lecteur se trouve dépositaire du trésor de cette vie et de toutes ses nuances. C’est beau. C’est simplement et irrésistiblement beau. Même sans savoir si c’est une histoire vraie ou pas, on le sent, on le devine. Les éléments vécus sont sublimés par la fiction. Cette ambiguïté sans cesse maintenue est sans doute aussi ce qui fait la grandeur de ce roman. Sa délicatesse aussi.
La lettre de rupture devient une forme d’émancipation et de déclaration d’amour. Un avenir possible. Un secret dévoilé.
C’est beau comme une aurore après une nuit tumultueuse.
Qu’il Emporte mon Secret de Sylvie Le Bihan
Janvier 2017, Éditions du Seuil.