[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#624b89″]S[/mks_dropcap]ouvent l’on passe en tramway avec les loupiots devant cet hôpital. Le Vinatier.
Depuis la rame, nous ne voyons qu’arbres, pelouses et des grilles joliment ajourées qui se fondent dans ce décor presque bucolique aux frontières de Lyon. L’endroit donnerait presque envie de s’y arrêter et de s’allonger dans l’herbe pour bouquiner un jour ensoleillé. On y oublierait presque la maladie et la douleur qui y séjournent, assis confortablement sur notre siège en velours.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#624b89″]L[/mks_dropcap]es premiers plans du film de Raymond Depardon, 12 Jours, envoient valdinguer nos candides rêveries. Un long travelling dans des couloirs déserts, dérangés furtivement par des silhouettes fantomatiques et silencieuses, où toutes les portes sont closes. Ainsi s’ouvre le film. Seuls quelques détails nous rappellent que nous ne sommes pas en prison. Les cellules sont des chambres où les patients y ont leur clé pour entrer et sortir. « Librement ». Nous sommes loin du bruit et des déambulations étranges et furieuses, presque joyeuses des malades filmés à San Clemente en 1980.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#624b89″]E[/mks_dropcap]nfin apparaît un petit panneau sur une porte : « Salle d’audience ». C’est ici que Raymond Depardon s’arrête pour poser sa caméra. Assisté de la fidèle Claudine Nougaret, le cinéaste a décidé de témoigner dans son documentaire de la mise en application d’une loi, l’arrivée du juge des libertés dans l’institution psychiatrique.
Avant 2013, une personne pouvait être hospitalisée contre son gré sur le seul avis d’un psychiatre, sans regard extérieur de la justice. Désormais, la législation vient modifier la donne et oblige les psychiatres à soumettre, avant douze jours, au juge des libertés l’ensemble de leurs décisions concernant les hospitalisations sous contrainte.
Chaque audience est filmée ici telle un huis clos. L’on retrouve l’ambiance glaçante et le ton brut des documentaires 10e Chambre, instants d’audience ou Délits Flagrants.
Dix patients se succèdent, aidés de leur avocat commis d’office, pour répondre à un juge. Pour permettre au malade de parler librement de ses conditions d’hospitalisation, le psychiatre n’est pas là.
Se confrontent alors trois paroles :
Celle maladroite des avocats commis d’office, peu concernés ou dépassés par la personne qu’ils sont censés défendre.
Celle assurée, souvent froide et technique des juges, examinant à voix haute les dossiers des psychiatres sur le patient qui leur font face et prononçant leur jugement sans état d’âme.
Celle désespérée, souvent confuse et fatiguée de ces » fous » comme les nomme sans mépris Depardon. Des malades tout juste sortis de leur chambre d’isolement pour faire face et répondre à la justice. Ces échanges sont intenses. Parfois l’on se surprend à rire d’une phrase lancée par un patient mais souvent on est médusé, voire bouleversé devant tant de souffrances.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#624b89″]E[/mks_dropcap]ntre les audiences, Raymond Depardon filme les lieux où évoluent les patients. Le décor est d’abord dur, grilles et barbelés partout. On y voit les hospitalisés sous contrainte vêtus de blouses beiges, comme si la couleur et la vie leur étaient défendues, déambuler sans but dans des espaces cloisonnés et restreints. Petit à petit, le cinéaste humanise et ouvre l’espace en nous montrant le parc de l’hôpital et la vie du quartier qui l’effleure, là où patients et riverains se croisent parfois. L’émotion suscitée par ces plans est amplifiée par la sublime musique d’Alexandre Desplat.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#624b89″]Q[/mks_dropcap]ui sont ces « fous » que filme Depardon ? Le documentaire s’ouvre sur cette citation de Michel Foucault : « De l’homme à l’homme vrai le chemin passe par le fou ». Ces fous, ce sont nous ou ceux qui nous entourent. Ainsi, un patient lance au juge « Les troubles psychiatriques, c’est tout le monde quand même ! ». La tentative de suicide, le burn-out dans une entreprise qui écrase ses salariés. Il y a évidemment bien sûr des cas plus lourds de schizophrénie, de crimes sous l’emprise de la folie. Mais tous ces patients expriment une humanité, dans l’expression de cette souffrance d’être entravé dans sa tête ou dans son espace. Tous veulent sortir pour retrouver le cours normal d’une vie, élever une fille, aller à la fête des Lumières. Seulement, sur les 70 cas filmés pour les besoins du documentaire, aucun n’est sorti suite à son entrevue face au juge. « Merci pour votre abus de pouvoir ! « crie d’ailleurs un malade à une juge qui vient de lui refuser le retour à la vie libre.
Pour autant ce film ne se veut pas polémique. Il n’est pas une critique de notre système judiciaire ni une apologie de la liberté à tout prix. Ce documentaire sensible cherche avant tout à éduquer notre humanité : apprendre à regarder ces autres que l’on ne voit jamais car cachés, apprendre à écouter leurs souffrances et par là même leur rendre leur dignité d’homme. Il nous interroge également sur la notion de liberté dans notre société, cette liberté qui n’est jamais sans risque pour soi et pour les autres. Une fois encore, après avoir vu un film de Monsieur Depardon, l’on ressort grandi avec dans les bottes, des montagnes de questions.
12 jours de Raymond Depardon
sortie le 29 novembre en salles.
Pour ceux qui souhaiteraient mettre 12 jours en perspective avec ses autres films, le cinéma Les 3 Luxembourg à Paris, en collaboration avec la maison de production Palmeraie et désert de Raymond Depardon organise une rétrospective du cinéaste du 22 novembre au 12 décembre. L’intégralité des films y sera projetée avec notamment une thématique « Les Institutions : justice et psychiatrie » qui aura lieu du 6 au 12 décembre. Une rétrospective immanquable pour tout aficionado ou simple curieux de l’œuvre de cet immense artiste.
Le programme de la rétrospective Raymond Depardon au cinéma Les 3 Luxembourg