[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#65326e »]T[/mks_dropcap]out commence par une narration pleine de langueur, présentant un père, une mère et une enfant isolés dans une ferme du sud-ouest. Le père épuise ses dernières forces dans le travail éprouvant de la terre. Puis le rythme ne cessera de s’accélérer, comme un mécanisme devenant fou, dont le roulement désaxé broiera les personnages.
Au fil des 418 pages, le lecteur suit fébrilement l’histoire du début à la fin du vingtième siècle d’une exploitation familiale vouée à devenir un élevage porcin intensif. Pas de littérature du terroir ou de lieux communs sur la condition paysanne. La construction de chaque personnage et les quatre piliers des quatre parties donnent une solide armature au récit.
Les faits racontés sont durs : la longue agonie du père d’abord, dont la mort isolera davantage son unique fille. Puis la guerre de 14-18 qui détruira les visages et les âmes, brisant l’élan des amours juvéniles.
Ensuite, l’histoire bascule en 1981, dans la même ferme devenue un élevage de porcs, où toute une famille va irrémédiablement partir à la dérive, emportée par la violence industrielle comme un reflet de la violence ancestrale, jusqu’à confiner à la folie.
Cinq générations acharnées à dominer la nature. Une humanité qui, dans ce combat sans pitié, révèle toute sa sauvagerie – et toute sa misère.
À la rareté du dialogue familial répondent des descriptions extrêmement raffinées, l’emploi régulier de mots rares, précis, comme une attention à bien nommer le monde :
Des nuées de drosophiles s’élèvent, des forficules et des scolopendres fuient dans le jus brun écoulé des couronnes mortuaires flétries, des pots de tourbe brune renversés.
Ce qui n’empêche pas les descriptions d’être aussi parfois à la limite du soutenable comme l’émasculation à vif des porcelets. La nature, domestiquée ou non, est un personnage à elle seule.
La description n’est plus un arrêt dans la narration mais, servie par une syntaxe ample et souvent audacieuse, elle aiguise les sens et rend le texte organique, cru, mais aussi troublant et sensuel :
« J’ai essayé d’écrire un livre qui soit une expérience physique, émotionnelle » a déclaré Jean-Baptiste Del Amo, lauréat du prix Inter, au micro de la radio le 5 juin 2017.
L’environnement est dominé par l’omniprésence des animaux, ceux de la ferme, ceux domestiqués ou sauvages, depuis la larve d’insecte jusqu’au verrat exceptionnellement énorme, baptisé « la Bête ». De leur mise à mort, de leur exploitation, de leur métamorphose physiologique produite à la chaîne dans « l’univers concentrationnaire de la porcherie ».
Ils ont modelé les porcs selon leur bon vouloir, ils ont usiné des bêtes débiles, à la croissance extraordinaire, aux carcasses monstrueuses, ne produisant presque plus de graisse mais du muscle.
Leur destin est lié à celui des hommes. « Je ne voulais pas idéaliser l’élevage, ce rapport aux animaux de la ferme traditionnelle. L’industrialisation de l’élevage a décuplé cette violence de manière effrénée. Je voulais montrer comment les hommes ont été gangrenés par cette violence », explique Jean-Baptiste Del Amo.
Les détails donnés sur ce qu’endurent les bêtes et les hommes deviennent militants, et nous interrogent sur le possible d’une société basée sur l’exploitation des animaux.
Jean-Baptiste Del Amo s’est engagé auprès de l’association L214, d’abord en commentant une vidéo dénonçant les abattoirs, puis en co-rédigeant « L214. Une voix pour les animaux », paru le 6 septembre 2017 chez Arthaud Éditeur, qui raconte l’histoire de l’association animiste et le parcours de ses militants qui ont porté la question animale jusqu’en politique.
Un grand roman qui, sans jamais faiblir, harasse et fascine, de quoi jeter un œil nouveau sur les « tranches roses emballées avec du cellophane sur des barquettes de polystyrène d’un blanc immaculé » servies dans les supermarchés.
Règne Animal de Jean-Baptiste Del Amo
paru chez Gallimard, août 2016