Romain Slocombe continue sa descente en enfer, celui de la Deuxième Guerre Mondiale qu’il explore depuis plusieurs années déjà, sous des angles différents, mais avec de plus en plus d’acuité et de cruauté. Avec L’affaire Léon Sadorski, il raconte, à sa manière impitoyable, l’histoire somme toute banale, hélas, d’un flic modèle dans le Paris du printemps 1942. Léon Sadorski travaille aux renseignements généraux, et accomplit avec zèle son abominable mission : rechercher, contrôler et arrêter les juifs… Côté vie privée, tout va bien : il est marié à la charmante Yvette, avec laquelle il partage une vie amoureuse plutôt épanouie. Le couple n’a pas d’enfants et vit au cœur de Paris, quai des Célestins. C’est le printemps, il fait beau, l’air est pur, la vie est belle. Pas pour tout le monde…
Léon est un homme à qui ses supérieurs peuvent faire confiance : ce n’est pas à contrecœur qu’il accomplit ses missions, il est persuadé du bien-fondé de ce qu’on lui demande. Les juifs sont responsables, ce qui leur arrive est bien leur faute… Voilà, grosso modo, le point de vue de Sadorski, qui suit à la lettre les injonctions de l’occupant, relayées par une hiérarchie aux ordres. Douter, ce serait mourir. Tout en s’autorisant, mine de rien, quelques excès de zèle histoire d’améliorer l’ordinaire. Mais l’itinéraire en apparence tout tracé du sieur Sadorski va connaître des détours : à commencer par un séjour en Allemagne, où la Gestapo l’envoie passer quelques semaines en prison, pour des raisons qui lui échappent. Séjour qui sème chez lui les germes de la peur, mais pas ceux du doute… Son incarcération va lui paraître bien difficile à supporter : le manque de cigarettes, le froid, la saleté, la nourriture infecte, l’absence totale d’informations sur les raisons de son arrestation comme sur celles de sa libération vont faire de lui un être défiant, encore plus sournois qu’avant… Qu’attend-on de lui ? Il est docile, il fait ce qu’on lui demande… Qu’à cela ne tienne, il va falloir faire plus, faire pire.
Avec ce roman, Romain Slocombe franchit un degré supplémentaire dans la maîtrise de son savoir-faire de romancier. S’il écrit à la troisième personne, ce n’est pas le point de vue lointain et moralisateur d’un narrateur contemporain. Tout au contraire, il choisit de mettre dans sa bouche les visions d’un homme ordinaire de 1942, surtout pas un résistant, mais un homme tristement normal, tristement conforme. Il prend ainsi le risque de voir sa propre voix assimilée par un lecteur un peu rapide à celle de son narrateur, mais s’assure d’éveiller chez un lecteur attentif une réaction épidermique de révolte, voire de colère, aussitôt suivie d’une réflexion sur ce passé pas si lointain qu’il nous raconte avec une certaine cruauté, jusqu’à une fin terrible…
Mêlant habilement une fiction riche à une réalité historique extrêmement documentée, il obtient ainsi un récit d’une profondeur remarquable, une narration superbement construite, et, au bout du compte, le bonheur inégalable d’une lecture qui dérange et qui fait réfléchir.
Romain Slocombe, L’affaire Léon Sadorski, collection « La bête noire », Robert Laffont