[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#008000″]A[/mks_dropcap]u sortir de la Seconde Guerre Mondiale, les états comme les individus n’ont eu de cesse que de rechercher les responsabilités et les coupables, de tenter, chose ardue, de déterminer avec précision et discernement quelle était le niveau de responsabilité de chaque acteur, de chaque organe. 70 ans plus tard rien n’est totalement et définitivement résolu. Lieu commun que d’affirmer qu’en période aussi troublée, tout n’était pas tout blanc, ni tout noir. Reste à faire émerger une forme de vérité avec l’infinitude des nuances de gris nécessaire à une compréhension objectivée et impartiale du qui fit quoi, pourquoi il le fit et dans quel contexte.
La philosophe Hannah Arendt s’attela à la tâche. Récemment encore, une autre production théâtrale, « Eichmann à Jérusalem », s’emparait du sujet, reprenant les travaux de cette intellectuelle controversée et incomprise dans les concepts qu’elle voulut mettre en lumière : ceux du mal absolu -qui selon elle ne saurait avoir d’existence réelle et ne fut engendrer, en définitive, que par une quête de vengeance parfois aveuglée- et de mécanique technocratique expliquant à défaut de justifier, l’horreur de l’anéantissement démographique et culturel du peuple juif.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#008000″]P[/mks_dropcap]aradoxe ultime, et paradoxe de l’horreur là encore, questionnement légitime qui a trouvé aux yeux de l’Histoire, une réponse : la guerre totale engagée en 1939 se serait-elle arrêtée si les Américains n’avaient décidé des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki ? Quelle sombre et terrible justification, n’est-il pas ? Les lendemains ne furent guère plus glorieux tant les conflits, certes de natures différentes et « moins » meurtriers, se multiplièrent. Mais la dissuasion nucléaire évita le pire… jusqu’ici en tout cas.
Au-delà des considérations politiques, géo stratégiques, cette fin brutale en 1945 ouvrit évidemment le débat sur la portée éthique de ces attaques. Et pas seulement à l’échelle des quelques pays directement impliqués mais à celle de l’humanité toute entière et de ses plus éminents érudits. Ceux-là même qui se lançait quelques années plus tôt dans une course effrénée à l’atome. Le sel et l’intelligence de ce texte tiennent à montrer, à défaut de démontrer (les auteurs ne sont pas si présomptueux), quel rôle tinrent les scientifiques dans le conflit et son issue. Entre ambitions personnelles, élans patriotiques et asservissement, ils disent ce qu’ils ont vécu, ce à quoi ils aspiraient, les erreurs qu’ils commirent, l’aveuglement dont ils furent victimes, par ignorance, manque de recul ou grisés par l’espoir de glorification.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#008000″]D[/mks_dropcap]ans une mise en scène rigoureuse, rigoriste, où chaque savant occupe une position précise, se meut la plupart du temps dans une danse toute mathématique dans une brume faisant perdre de vue l’essentiel aux personnages qu’ils incarnent, les mouvements plus erratiques témoignent de ce questionnement leur tiraillant les viscères pour de nobles et de moins nobles raisons. Une heure quinze d’une prose aiguisée, virtuose, enflammée pour lever une part du voile et venir titiller le sens de la recherche fondamentale et ses applications technologiques et techniques. Un moins sensationnel de ré interroger l’Homme et le Scientifique, mais aussi le Philosophe, sur le sens, la raison et l’utilité de la connaissance et du progrès… rien de moins. Tous 3 avancent enchevêtrés sur un fil de funambule. Le premier voit un peu son passé sans entendre la sagesse du troisième pour guider son chemin, quand le second est trop occupé par le pas présent, terrorisé de sombrer d’un côté ou de l’autre du précipice qu’il contemple pourtant avec avidité.
Fission
Le pitch : « Fission » raconte comment la découverte de la fission nucléaire en 1938, six mois avant le début de la Seconde Guerre mondiale, fut un catalyseur tragique de la fission, par la guerre et le nazisme, de la petite communauté de scientifiques seuls informés des possibilités meurtrières de cette découverte, et interroge la façon dont survécurent certains protagonistes des évènements qui s’ensuivirent.
S’appuyant sur ces échanges bien réels, « Fission » montre la stupéfaction des protagonistes à l’annonce de l’explosion de la bombe d’Hiroshima.
Extrait : WEIZSÄCKER – Est-ce que nous tenions tellement à réussir ?
GERLACH offusqué – Comment pouvez-vous dire ça ? Nous avons fait ce que nous avons pu. En tout cas, dans mon centre, à Berlin, c’était comme ça. C’est absurde de dire que nous ne n’avons pas voulu que ça réussisse. Vous devez être encore plus secoué que moi.
WEIZSÄCKER – Cessez d’arborer cette mine de général vaincu. Personne ne vous accule au suicide.
HAHN – Est-ce que vous êtes en colère parce que nous n’avons pas fait la bombe à uranium ? Ou bien êtes-vous démoralisé parce que les Américains l’ont faite avant nous ?
GERLACH le regarde fixement un instant – Pourquoi me posez-vous cette question, Hahn ? Vous connaissez très bien la réponse. Vous me la posez parce que vous étiez en marge des vraies responsabilités, vous. Vous pouvez confortablement prétendre vous être confiné à la science. C’est moi qui étais en charge de l’opération, c’est à moi qu’on demandait des comptes, c’est moi qui devais en rendre. Si les Américains l’ont faite, c’est qu’ils ont mieux résolu les questions à résoudre, c’est que leur organisation a mieux fonctionné que la nôtre. Ils ont mieux travaillé, quoi ! Il n’y a pas de quoi être démoralisé ?!
HAHN – Vous n’êtes quand même pas pour l’existence d’une arme aussi monstrueuse que la bombe à uranium ? Pour ma part, je suis ravi que nous ne l’ayons pas faite !
GERLACH en colère, à Heisenberg – Comment pouvions-nous la faire ? Nous ne savions même pas quelle était la masse critique nécessaire pour faire une bombe !
Texte : Jacques Treiner et Olivier Treiner
Mise en scène : Vincent Debost
Avec : Stéphane Lara, Marie-Paule Sirvent, Alexandre Lachaux, Christian François,
Benoit Di Marco, Romain Berger et Raphael Treiner
Au Théâtre de la Reine Blanche
Du 8 avril au 22 juin 2016; les mercredis et vendredis à 21h00, les dimanches à 17h00