[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#549943″]P[/mks_dropcap]aru en 2013 sous le titre original de Ladrilleros, ce roman de Selva Almada arrive enfin en France. Déjà sortis chez nous, Après l’Orage et Les Jeunes Mortes, livres coups de poing dont on se souvient encore, de par le côté classique instantané et le militantisme courageux dont faisait preuve Selva Almada.
Premier sentiment pour Sous la Grande Roue, aucune déception. Selva Almada continue de brosser des portraits de famille. Ici, elles sont deux. Pauvres et voisines. Les pères se détestent, les mères subissent ce fait. Pourtant, deux enfants sont nés quasiment en même temps dans ces familles : Pajarito et Marciano. Ils sont amis. Du moins jusqu’au milieu de l’école primaire, moment où ils se séparent, fondant chacun de leur côté une espèce de bande. Le roman débute par leur affrontement, au couteau, lors d’une fête foraine. Allongés tous deux à même le sol, perdant leur sang et ressassant leurs souvenirs.
Vont-ils vivre ? Ce n’est pas tant le propos du roman. Par contre, leur histoire commune, l’histoire de chacune de leur famille, oui. Et Selva Almada de revenir en arrière et de nous conter l’affrontement des pères, leurs vies, leurs mariages, le travail et la naissance des enfants, les conflits.
Il voulait vivre dans un endroit comme celui-là. Avec toute cette verdure, toute cette eau autour ; là-bas, même les oiseaux étaient plus beaux qu’ici, leurs plumes plus brillantes, leurs becs plus colorés. Ici, tout est dur, sec, épineux, plein de poussière. Là-bas, même, le caractère des gens devait être plus aimable. ici, on n’y arrive pas, ici, il faut que tout soit violent, que tout s’obtienne par la force.
Nous suivons, par petits morceaux, la vie de ces familles, passant d’un point de vue à un autre, d’une famille à l’autre. Parfois, elles se croisent mais pas pour le meilleur.
Sa vieille haine contre Miranda était en fait une réanimation de lui-même. Les mauvais coups qu’ils s’infligeaient à tour de rôle mettaient du sel dans leurs vies. Qu’allait-il devenir maintenant qu’il n’était plus là?
Si les pères se sont haïs jusqu’au bout, les fils prennent alors le relais et cela les mène Sous la Grande Roue, pour leur affrontement final. Et Selva Almada choisit ce moment pour faire revenir leurs pères. L’un mort, l’autre ayant quitté la scène, sont là, pourtant, pour écouter leur enfant souffrir et saigner. Ils échangent enfin, comprennent, s’apprivoisent finalement. Moments de grâce qui rappellent fortement la série Six Feet Under, ces mots sont poignants. Ils disent toute l’impuissance des hommes à faire cesser la violence et surtout leur incapacité à s’élever au-dessus de la mêlée pour que leurs enfants connaissent un autre sort.
Dans Les Jeunes Mortes, Almada saisissait à bras le corps le problème des femmes battues et tuées en Argentine, dénonçant le manque de volonté des politiques pour faire cesser ces drames.
Avec Sous la Grande Roue, elle s’attaque à l’homophobie. Angelito, le petit frère de Marciano est gay. Son aîné le devine sans en avoir vraiment la confirmation mais ne supporte déjà pas la simple idée de l’imaginer avec un autre homme.
De plus, dans une société très patriarcale, Marciano se sent des responsabilités avec son frère et ses sœurs, il se doit de remplacer le père disparu, s’éloignant ainsi, se coupant de son frère à mesure qu’ils grandissent.
Quoi qu’il en soit, ils allaient toujours être à contretemps, Marciano aimait Angelito, mais il avait une attitude distante et sévère à son égard, comme s’il n’était jamais satisfait, comme s’il attendait toujours davantage du gamin. Quant à Angelito, il essayait toujours de lui faire plaisir mais il était souvent déconcerté par les réactions de son frère aîné. Avec la mort de Miranda, la distance entre eux s’accentua. Marciano eut l’impression qu’il devait occuper la place du père, la sévérité naturelle avec laquelle il avait toujours traité son cadet grandit : il n’avait que douze ans, mais c’était comme si, désormais, l’avenir de son petit frère dépendait de lui.
Sous la Grande Roue est un drame argentin, presqu’un drame de société : le patriarcat, l’homophobie, la place de l’homme chef de famille. Une sorte de fatalité qui s’abat sur les personnages. Et même s’ils tentent de s’en affranchir, le destin semble tout tracé et ne dévie pas.
Sous la Grande Roue de Selva Almada
traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba – Éditions Métailié – mars 2019